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mille hommes tués en différentes guerres, celle de cinq ou six cents mille fugitifs, qui porterent dans toute l'Europe la haine de son nom et les arts qu'il avoit favorisés, une dette immense,des calamités désastreuses sur la fin de son regne, et une misere telle qu'aucun peuple moderne n'en a éprouvé de pareilles. Le despotisme qu'il avoit consolidé fut l'héritage qu'il nous laissa.Depuis le ministre jusqu'au dernier agent de l'autorité, ce n'étoit qu'une chaîne d'oppression. Tous consentoient à ramper devant leurs maîtres pour avoir droit de mépriser leurs inférieurs; et cet esprit servile nous avoit été fidêlement, transmis de regne en regne. Ses armées formidables pendant quelque temps aux étrangers ne le furent plus qu'à ses sujets. Dix mille esclaves dorés et titrés faisoient sa garde : et cet appareil de puissance, si propre à éblouir le vulgaire, n'annonçoit que l'énorme distance où il se mettoit de son peuple. Ces vertus des despotes, la hauteur et la vanité, qui faisoient de Louis XIV une superbe idole, ne sont plus regardées que comme des vices et des injustices, sous le regne de la liberté et de l'égalité. Le court intervalle de la régence ne fut marqué que par un délire, dans lequel des François

seuls pouvoient tomber : le caractere du gouvernement ne changea point. Louis XV trouva la machine despotique toute montée, et il la laissa aller. Sous lui la cour fut tout, et le royaume ne fut rien. La vénalité des charges ét de la noblesse fut accrue jusqu'au ridicule. Les querelles religieuses, les plus absurdes de toutes, parceque personne n'y entend rien, déshonorerent trente ans de ce regne foible et nul. L'honneur des armes françoises se soutint quelque temps avec gloire; mais ensuite les/ guerres furent entreprises sans raison, continuées sans conduite, et terminées sans honneur. La nation françoise devint le jouet et le mépris de toutes les autres. Tandis que les impôts, et les emprunts, qui sont aussi des impôts, desséchoient les sources de l'agriculture, le commerce étoit soumis à mille entraves; la cour l'environnoit de mépris. L'industrie repoussée alloit chercher dans d'autres climats des encouragements et des récompenses. Le gouvernement ne songeoit qu'à se maintenir, les ministres qu'à intriguer, la cour qu'à piller pour dépenser, les grands qu'à obtenir des pla'ces et des dons : la gloire et la force de l'état n'entroient pour rien dans toutes ces combinai

sons faciles et méprisables de l'intérêt particulier.

Ainsi s'avançoit vers la décadence l'un des plus grands royaumes de l'Europe. Le caractere national étoit effacé; et le François n'étoit si propre à prendre les formes des autres nations que parcequ'il n'en avoit point lui-même de déterminées. La langueur du gouvernement se communiquoit à tous les états de la société, comme la cour leur communiquoit toutes ses modes. La servitude morale, cette espece de nullité des ames dénuées d'indépendance et de liberté, enchaînoit toutes les pensées à une pensée, toutes les volontés à une volonté. L'opinion avoit aussi son despotisme, et son trône étoit à la cour; car l'opinion publique n'étoit pas encore née, son tribunal sévere n'étoit pas dressé. On appeloit bon ton, cette loi, capricieuse souvent, et toujours despotique, que des femmes et des hommes efféminés faisoient exécuter impérieusement par l'arme puérile du ridicule. L'imitation étoit devenue le caractere distinctif des François ; c'est-à-dire qu'ils n'avoient point de caractere. C'est peutêtre à cette mollesse d'ame, qui exclut toutes les idées grandes et fortes, qu'il faut attribuer

la décadence des beaux arts chez une nation qui avoit eu de si beaux commencements. On accordoit aux François le talent de perfectionner et d'embellir les inventions des autres peuples ; mais on leur refusoit ce génie créateur qui ne se laisse point asservir par la tyrannie de l'ba; bitude.

C'est écrire l'histoire de la révolution que de tracer cette marche insensible des esprits vers le néant politique. Plusieurs régions de l'Europe sont une preuve que des hommes peu-, vent croître et végéter en corps de nation, sans que pour cela cette nation ait une existence. La France, faite, par sa grandeur, par sa population et par le génie de ses habitants, pour tenir un rang distingué dans l'Europe, n'y avoit plus de prépondérance. Aucune de ces ames fieres qui, de nos jours, ont préparé la révolution et qui ont vu la fin de ce regne de Louis XV, n'a oublié quelle étoit alors la nub lité du roi, du gouvernement et de la nation.

Cependant c'est dans ce regne même que se forgerent les armes qui ont brisé les fers de la tyrannie. Il est dans la marche de l'esprit humain que le siecle de la philosophie succede nécessairement à celui des beaux arts,

P

On commence par imiter la nature, on finit par l'étudier on observe d'abord les objets, on en recherche ensuite les causes et les principes. Sous le regne de Louis XV, les gens de lettres prirent un nouveau caractere ; et lorsque la poésie, l'architecture, la peinture et la sculpture eurent produit un grand nombre de chiefs-d'œuvre, lorsque le nouveau, qui donne un si grand prix aux beaux arts, fut épuisé, et que les grandes conceptions furent devenues plus difficiles, les esprits se tournerent naturellement vers la recherche des principes mêmes. Le siecle de la raison qui examine succéda à celui de l'imagination qui peint. Cette premiere influence de la raison avoit amorti le feu des querelles religieuses, qui, depuis deux siecles, avoient retardé les progrès de la France. On commençoit à ne plus s'occuper autant de ces idées abstraites qui ne servent qu'à enrichir ou à illustrer la classe des hommes qui en vivent. Les sciences, les arts et les jouissances qu'ils procurent avoient changé la direction des esprits;et quelques idicule importance qu'eussent donné Louis XIV lui-même et son hypocrite Cour à des disputes saintement frivoles, ils ne purent parvenir à en composer le caractere du siecle.

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