Page images
PDF
EPUB

164

rait pu poursuivre encore, M. Fournier y rentra sans esprit de retour. I reprit une tranquille existence de province, faite de travail et de réflexion, et il put dire :

Inveni portum. Spes et Fortuna valete!
Sat me lusistis: ludite nunc alios,

Et, de fait, la Fortune qu'il écartait lui sourit et, pour avoir abandonné les illusions de l'ambition, il rencontra la réalité du bonheur. Son intelligence n'eut pas une défaillance durant sa longue et verte vieillesse; il mourut comme il avait vécu, en philosophe croyant.

Si les livres ont leur destinées, encore plus sans doute ceux qui les éditent. Mais ces destinées vont vite. Où sont maintenant les librairies des Barba, des Baudoin, des Bossange, des Corréard, des Crapelet, des Delloye, des Déterville, des Dubochet, des Gosselin, des Ladvocat, des Lefèvre, des Panckoucke, des Paulin et de tant d'autres contemporains de M. Fournier? Elles ont disparu pendant qu'il travaillait à Tours avec M. Mame. La séculaire famille des Didot est une des rares qui aient persisté. Enfin les grandes maisons d'aujourd'hui, à ne citer que Charpentier, Delalain, Furne, Hachette, Hetzel, Lévy, Masson et Plon, étaient à peine à leurs débuts quand M. Fournier, mort il y a un mois, se retira de la carrière.

Né en 1800, Fournier appartenait à une des meilleures familles de Tours où son père avait apporté, dans l'exercice des charges publiques, une activité ininterrompue pendant un quart de siècle. Il vint à Paris compléter ses études au collège Henri IV et, à peine sorti de sa philosophie, il entra dans la maison Didot pour y faire un apprentissage complet de l'art typographiqne. Il ne voulait pas s'appliquer à lui-même, à titre de reproches, cette maxime qu'il devait plus tard établir dans son traité didactique « L'apprentissage est une œuvre capitale, irrémédiable si elle n'a pas été bien accomplie. >>

Le nouvel apprenti se fit vite remarquer, et M. Firmin-Didot le chargea particulièrement des relations avec les auteurs. Les grands noms de la science, l'Institut tout entier se donnaient alors rendez-vous à l'imprimerie de la rue Jacob; ils prirent plaisir à causer avec ce jeune homme instruit et de bonnes manières, et beaucoup d'entre eux commencèrent avec lui des relations qui se transformèrent plus tard en véritable amitié. Cuvier, pour ne citer que le plus glorieux, lui témoignait une sympathie particulière, estimant à sa juste valeur cet esprit d'élite, à la fois exact et délié, artiste et pratique ».

Ce fut pendant ces années d'apprentissage que Fournier écrivit un livre de maîtrise, son Traité de la typographie. Il n'existait alors aucun ouvrage sur la matière, car le Mauuel

pratique de M. BRUN ne parut qu'en 1825. Plus tard, M. Théotiste Lefèvre devait publier son important et complet Guide du compositeur; Jules Claye, son Manuel de l'apprenti compositeur, modèle du genre, qui dit plus et mieux que bien des gros livres; M. DaupeleyGouverneur, son excellent Compositeur et correcteur typographes, et d'autres que nous ne pouvons citer; mais il n'y avait rien en 1820. Aussi Fournier dit que dans des notes qu'il a laissées sur son ouvrage : « Je fus frappé de l'imperfection des ouvrages qui existaient alors pour l'enseignement de la typographie. Tous étaient ou surannés ou grossièrement rédigés, et je n'en avais tiré aucun profit pour mon instruction professionnelle. Je pris donc la résolution de former un code de théories à l'aide de mes expériences pratiques. J'étais heureux de penser que je pourrais ainsi contribuer à l'instruction des typographes, et j'obéissais à ce prétexte : « Laissons quelque chose après nous pour faire voir que nous avons «<< vécu. »

La troisième édition du Traité de la typographie est datée: Tours, Alfred Mame et fils, 1870. C'est un beau volume in-8° imprimé avec un soin jaloux sous l'œil de son auteur et qui est un exemple palpable d'une exécution parfaite. Il y a nombre de gens pour qui les qualités d'un beau titre sont choses indifférentes, mais nous recommandons aux lecteurs du Livre les onze lignes qui forment celui-ci : ils auront la perception de l'idéal du genre.

Un mauvais livre ne passera pas chefd'œuvre littéraire parce qu'il sera un chefd'œuvre typographique, et les têtes de clous d'un vilain bouquin n'empêcheront point le génie d'éclater; mais il demeurera incontestable que les qualités de l'auteur n'en seront que mieux apparentes et goûtées si l'imprimeur sait rendre agréable et facile la lecture de son ouvrage. Fournier, toujours pénétré de ce sentiment le mit en pratique toute sa vie après en avoir fixé les règles dans son livre. (A suivre.)

NECROLOGIE

Notre collègue, M. Charles Rossigneux, président de la classe XI de l'Exposition de 1889, vient d'être frappé d'une façon aussi cruelle qu'inattendue par la mort de son jeune fils, âgé de douze ans, noyé en se baignant dans le Cher.

Nous exprimons à notre cher collègue et à sa famille éplorée, au nom de tous, l'expression de la plus vive et de la plus douloureuse sympathie.

Le Secrétaire-Gerant: JUST CHATROUSSE.

Imp. D. DUMOULIN et Cie, à Paris.

CHRONIQUE

DU JOURNAL GÉNÉRAL

DE L'IMPRIMERIE ET DE LA LIBRAIRIE

AU CERCLE DE LA LIBRAIRIE, DE L'IMPRIMERIE ET DE LA PAPETERIE BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 117, A PARIS.

SOMMAIRE: Société des artistes graveurs au burin.

SOCIÉTÉ

DES

ARTISTES GRAVEURS AU BURIN

Nous recevons, avec prière de l'insérer, de la Société des artistes français graveurs au burin, dont le siège est au Cercle de la librairie depuis la fondation, l'appel suivant :

«En 1882, Ferdinand Gaillard fondait la Société des graveurs au burin, sous la présidence d'honneur de M. Henriquel Dupont, en annonçant son intention de continuer les glorieuses traditions de la gravure française.

« Aujourd'hui, nous avons pensé qu'il serait d'un haut intérêt d'offrir à un public d'élite des œuvres choisies et exécutées dans un but essentiellement artistique et sanctionnées par notre Société.

« Basés sur de fortes études, les talents si variés qu'elle contient offrent aux possesseurs des chefs-d'œuvre anciens et modernes toutes les garanties pour des interprétations sérieuses; aussi est-ce avec les encouragements des amateurs que la Société a décidé, en assemblée générale, qu'elle fera paraître chaque année une œuvre gravée par l'un de ses membres.

« Cette planche, limitée à 200 épreuves, sera détruite immédiatement après le tirage. Ces épreuves sont destinées à deux cents membres correspondants payant une cotisation annuelle de 200 francs; les musées, bibliothèques, les cercles artistiques, seront considérés comme personnalités correspondantes.

« Afin de faire un fonds d'avances pour l'artiste chargé d'exécuter le travail, la Société décide que deux épreuves d'essai seront réservées aux vingt-cinq premiers membres payant d'avance leur cotisation. Ces épreuves d'essai, de même que l'épreuve terminée, porteront un timbre spécial.

« Ainsi éditées par la Société, ces gravures, en dehors de leur mérite artistique, deviendront d'autant plus précieuses qu'elles seront plus rares.

« Il a été nommé pour trois ans une com1888. 34.

Chronique.

M. Henri Fournier (1880-1888) (suite et fin).

mission artistique chargée de suivre les progrès et la parfaite exécution de l'œuvre, sans influencer le talent personnel de l'artiste.

« Les membres correspondants amateurs sont priés de collaborer à notre œuvre en signalant à la commission les peintures remarquables et dignes d'être gravées dont ils sont possesseurs.

« Les peintres contemporains de tous les pays sont également invités à faciliter la reproduction de leurs œuvres, et à aviser la commission du désir qu'ils auraient de les voir graver par un membre de la Société et sous son contrôle.

« La renonciation au titre et aux bénéfices de membre correspondant de la Société devra être formulée par voie de démission régulière.

« Pour la souscription, il suffira d'envoyer un bulletin signé à l'adresse du trésorier de la Société M. Ch. Waltner, avenue de Breteuil, 16, Paris 1.

« La commission a décidé, pour l'année 1889, que le tableau de Raphaël représentant « les « trois Graces », qui fait partie de la collection du duc d'Aumale, sera gravé par M. Adr. Didier.

« Le tableau de « l'Education de saint Louis », par Cabanel, peinture du Panthéon, sera gravé par M. Achille Jacquet pour l'année 1890.

« Le célèbre « Portrait de femme », de Rembrandt, du salon carré du Musée du Louvre, sera gravé par M. Ch. Waltner en 1891. »

La Commission artistique: DIDIER, président de la Sociétė; A. JACQUET, vice-président; LAMOTHE, secrétaire; WALTNER, trésorier; BURNEY, archiviste; T. DE MARE, secrétaire; Lévy, vice-président; L. FLAMENG, LAGUILLERMIE *.

Paris, août 1888.

1. On peut également adresser les bulletins de souscription au secrétariat du Cercle de la librairie.

[blocks in formation]

Après une courte mais substantielle introduction historique, l'auteur traite de haut la question préalable du choix des types. Il n'est point partisan de l'imitation servile du passé. «Que ceux qui veulent innover, dit-il, au lieu de s'abandonner à un courant rétrospectif, portent leurs regards vers l'espace sans limites qui s'étend devant eux. Il y a encore, pour l'amélioration des types, pour la création d'une famille de caractères propre à rallier tous les suffrages des connaisseurs, des efforts à faire qui sont digues d'exciter leur émulation; il y a une position à prendre qui vaut mieux que de calquer ses devanciers et de renier son époque. Ces vérités, si bien dites, sont toujours de saison.

[ocr errors]

Nous ne pouvons malheureusement nous livrer ici à une analyse complète de cet ou vrage capital. Après en avoir consacré la plus importante partie à la composition, pierre angulaire de tout édifice typographique, Fournier donne les meilleurs conseils pour tout ce qui concerne les manœuvres générales du tirage et de la manipulation des papiers; il termine par un chapitre excellent sur la bonne administration d'une imprimerie. Les procédés changeront, la mécanique transformera l'outillage actuel, les applications de la photographie et de la chimie produiront des résultats inattendus, le Traité de la typographie demeurera une autorité vivante, car ce sont les règles éternelles du beau qui y sont établies. Le style est de la plus pure langue française, celle du XVIe siècle, solidement construite, sans épithète inutile et trouvant sa grâce dans son équilibre. Les hommes de lettres peuvent tirer profit de la lecture de cet ouvrage, et ce n'est pas seulement dans le cabinet d'un imprimeur qu'il a sa place marquée, mais sur les rayons d'une bibliothèque littéraire, à côté des bons auteurs, ses pairs, qui lui devront d'avoir grandement aidé à la bonne exécution de leurs œuvres.

En 1824, son ami et son compatriote, M. Taschereau, qui fut plus tard administrateur de la Bibliothèque impériale, vint proposer à Fournier une association pour l'exploitation d'un brevet d'imprimeur qui se trouvait alors abandonné. Modeste et prudent, Fournier dut hésiter; d'une intelligence active et brillante, Taschereau dut le presser, et les deux amis se décidèrent à tenter la fortune en s'établissant 14, rue de Seine. Mon expression est mauvaise : la fortune n'était le but ni de l'un ni de l'autre. Épris de science et d'art, Fournier songeait avant tout à bien faire; ardent et courageux, Taschereau voulait combattre le bon combat de la vérité. Tous deux étaient membres de la

Société « Aide-toi, le ciel t'aidera », où se rencontraient tous les grands esprits de l'époque et qui portait fièrement le nom mystique que lui avait donné son parrain Vitet.

Disons tout de suite que, si les nouveaux imprimeurs se souciaient peu de la fortune, elle n'eut pas non plus grand souci d'eux. Ils arrivaient à un mauvais moment. L'époque de 1830 est restée célèbre dans les annales de la librairie française qui fut, tout entière, à deux doigts de sa perte. Jamais on n'avait vu pareille production et, subitement, par contrecoup, des événements politiques, pareil abandon du public. A soixante ans de distance, nous sommes en passe de voir la même chose.

Pendant plus de vingt ans, M. Fournier, resté seul à la tête de sa maison, lutta courageusement.

Les débuts furent assez heureux. Ce fut rue de Seine que s'imprimèrent les premiers numéros de la Revue des Deux Mondes, avant de se transporter rue Saint-Benoît; la revue et l'imprimerie sont fidèles l'une à l'autre, se suivant et grandissant ensemble, sans autre attache qu'une mutuelle estime, le plus puissant des liens commerciaux.

Non loin de la rue de Seine, rue des MaraisVisconti, s'établissait aussi une nouvelle imprimerie. Les deux jeunes patrons se connaissaient; ils étaient nés à un an de distance, dans la même ville, mais ils ne se ressemblaient pas. Fournier était grand et maigre. l'autre petit et gros; Fournier calme et réfléchi, l'autre exubérant et emballé. Cet autre était Honoré de Balzac. La dissemblance était plus grande encore quand ils causaient de leurs affaires. Balzac entassait rêves sur chimères et son imprimerie de la rue Visconti devait se transformer en un Pactole inépuisable, ce Pactole après lequel il courut toute sa vie et dont il lui fallait posséder la source dans sa poche pour pouvoir, pensait-il, livrer libre essor à son génie. Hélas! malgré les conseils pratiques que lui donna Fournier, ce fut en un plomb vil, le plomb des caractères mis à la fonte, que son or pur fut changé, et les dettes contractées rue Visconti pesèrent sur lui pendant toute son existence.

Après s'être contenté pendant longtemps de mettre ses presses au service de ses clients, Fournier voulut être éditeur pour son compte. En 1835, les affaires semblaient reprendre, son imprimerie était alimentée; elle venait d'enlever en quelques mois, pour son ami Furne, les 10 volumes in-8° de la Révolution française, de M. Thiers. Enfin, un autre de ses amis, Perrotin, le sollicitait d'entreprendre avec lui quelque nouvelle édition. En 1836, Fournier publiait son premier ouvrage important, et c'était un beau début : les Œuvres complètes de Béranger, 3 volumes in-8°, illustrées d'un

portrait de Béranger gravé sur acier par Hopwood et d'une suite de 120 gravures sur bois d'après Grandville et Raffet. Le succès fut vif et mérité. Le talent si original de Grandville était une révélation.

Il devait s'affirmer deux ans après par la célèbre édition des Fables de La Fontaine. Ce n'est pas, à notre avis, le chef-d'œuvre de Grandville, mais c'est incontestablement la mieux connue et la plus citée de ses nombreuses illustrations. L'idée ingénieuse et nouvelle de la transfiguration en hommes des animaux de la fable donne un ragoût piquant et une finesse extrême à ces scènes où la réalité la plus serrée se cachait sous les apparences de la fantaisie. Nous sommes au premier abord un peu déroutés aujourd'hui par l'étrangeté des modes qui ont tant changé depuis cette époque; mais il ne faut pas un long examen pour reconnaître quelle science du dessin possédait Grandville. Le succès dépassa de beaucoup celui des Œuvres de Béranger et fut con'sidérable. Les éditions se succédèrent avec rapidité. En 1840, une nouvelle série de 120 vignettes fut ajoutée aux 120 premières de l'édition princeps. Ces fables de Grandville se vendent toujours; l'exploitation en appartient aujourd'hui à la maison Garnier à qui Fournier avait souvent encore, dans ces dernières années, l'occasion de donner des autorisations de réimpression.

Ce fut le beau moment de la carrière de l'éditeur. Une charge de Grandville le représente, exagérant sa haute taille, long, long, mais on ne peut pas dire long comme un jour sans pain, car sous ses doigts s'étagent des piles d'écus qu'il distribue aux artistes qui l'entourent. Ses relations étaient fort belles. Ami de Mignet avec qui il entretint toujours une correspondance suivie, allié de Gatteaux, fort intime avec Flandrin et Ingres qui a fait de Mme Fournier et de sa mère, Mme Anfrye, un délicieux crayon, il fréquentait leurs salons et les recevait dans le sien. Il avait apporté un progrès réel à l'illustration des livres, imprimant un des premiers, le premier peut-être, les gravures sur bois à la machine à vapeur. Ses éditions, maintenant rares et recherchées, atteignent aujourd'hui des prix très élevés dans les ventes publiques. Elles ont cependant, comme tous les livres de cette époque, un grave défaut elles sont piquées et ont besoin d'un lavage pour se conserver. Mais la responsabilité de cette tare ne saurait remonter à l'éditeur. On a longtemps discuté sur la cause de ces taches: étaient-elles imputables à l'encre ou au papier? Le papier, sans nul doute, est seul coupable, car les caractères sont auréolés de jaune, ce qui a pu établir la confusion; les piqûres se produisent également dans les marges, et les agents chimiques qui ser

vaient au blanchiment de la pâte doivent seuls être accusés.

Avant ces éditions de luxe, Fournier, suivant l'exemple des Didot, avait aussi publié des éditions compactes et à bon marché des OEuvres complètes de Voltaire en trois volumes (alors, tous les libraires éditaient Voltaire), des CEuvres de Rousseau en un volume. Ces éditions sont remarquables par leur correction, la seule qualité qu'on pùt leur demander. Entre temps, l'imprimerie avait quitté le local de la rue de Seine, devenu trop étroit, pour s'installer rue Saint-Benoît.

Les productions de la librairie Fournier se succèdent avec rapidité. En 1838, ce sont les Voyages de Gulliver, illustrés par Grandville; en 1840, les Aventures de Robinson Crusoé, illustrées encore par Grandville; en 1843, les Petites miséres de la vie humaine, par Old Nick et Grandville; en 1845, les Cent proverbes, par Grandville, et « Trois Têtes sous un bonnet ». Grandville était le dessinateur attitré de la maison. Son chef-d'œuvre à notre sens, Un autre monde, parut en 1844. Le texte est de Taxile Delord, dont le nom se trouve modestement caché, à la dernière page, au-dessous du chiffre du dessinateur. L'illustration comporte cent quatre-vingt-six dessins, tous gravés sur bois et dont beaucoup forment des pages entières coloriées au patron avec une légèreté qui en fait de délicieuses aquarelles. Jamais la fantaisie d'un crayon, qui était la fantaisie même, ne s'est donné plus libre carrière. Castigat ridendo, et les ridicules de l'époque y sont fustigés avec une verve endiablée du meilleur comique.

Ce gros et beau volume se vendait 18 fr., en trente-six livraisons à 50 centimes. Ce bon marché excessif, auquel rien ne saurait être comparé aujourd'hui, est la meilleure preuve du malaise dans lequel était retombée la librairie. Les acheteurs, sollicités de tous côtés, fermaient les cordons de leur bourse. Il fallait leur offrir de belles et coûteuses publications, en ne leur demandant qu'une dépense de plus en plus réduite.

Les choses s'aggravèrent et Fournier dut reconnaître, après de longs efforts, que, s'il avait récolté de l'honneur, il avait largement diminué son patrimoine. L'horizon politique s'assombrissait; non la lassitude, car il ne la connut jamais, mais le découragement le prit. Après avoir fait face à tous ses engagements, il avait transmis sa maison à une société d'actionnaires dont il était le gérant; mais il parlait de retraite, quand M. Alfred Mame vint, en 1845, lui offrir la direction de la partie typographique de sa maison.

Rentrer dans son pays, continuer à travailler auprès d'un homme qu'il aimait et estimait au plus haut point, c'était pour Fournier une proposition tentante. Il se décida, non

sans regret à cause des relations d'affection qu'il s'y était faites, à quitter Paris. Il laissa sa maison à son prote, Jules Claye, qui devait l'élever à un si haut degré de réputation dans l'art typographique. Claye la conserva trente ans, mettant son sens artistique, sa profonde connaissance du métier et son activité infatigable au service des éditeurs, mais n'éditant pas pour son compte. En 1876, quand j'ai eu l'honneur de lui succéder, j'ai repris les traditions d'édition du fondateur; je me suis moi-même retiré des affaires actives pour les laisser à M. Henri May, si bien que M. Fournier a pu assister de loin, d'un œil tantôt étonné et tantôt content, mais toujours avec la placidité du sage, à trois transformations et, je crois pouvoir le dire, au continuel développement de l'établissement qu'il avait fondé. Fournier avait quarante-cinq ans quand il rentra à Tours; il ne devait mourir qu'à quatrevingt-huit; il n'était donc qu'à la moitié de sa vie. Aussi ce ne fut point une fin d'existence qu'il avait à remplir, mais une nouvelle carrière qui s'ouvrait devant lui. Il le comprit ainsi.

Je le vois encore, vingt-trois ans après, en 1868, au moment où je sortais du collège pour faire mon apprentissage dans cette hospitalière maison Mame. Quand il courait dans les galeries ou escaladait quatre à quatre les marches des escaliers, c'était encore le jeune homme bouillant d'une ardeur conservée tout entière; dans son cabinet, droit et grave, c'était la science et l'expérience mêmes avec le reflet des événements éprouvés et des choses réfléchies. M. Mame et lui furent mes premiers professeurs. La famille de M. Mame, celle de M. Fournier, celle de mes parents étaient unies, depuis plusieurs générations, par les liens d'une vieille amitié. Je fus l'enfant gâté de la maison; je cassai deux machines pour vouloir les conduire; je garde de ces temps un souvenir attendri.

Mais cela n'a d'opportunité ici que pour prouver la bonté de l'homme!

On peut lui appliquer par excellence la formule qui fut sévère, mais juste. Peu soucieux de l'élégance extérieure, son costume quotidien aurait pu prêter à rire à cette cinquantaine de gamins des ateliers, graine toujours prête à fleurir en épigrammes. Jamais, pendant trois ans que j'ai vécu au milieu d'eux, je n'ai entendu une seule plaisanterie. Un jour, le maréchal Baraguay-d'Hilliers, commandant à Tours, visitait les ateliers Maine. Il s'arrêta devant une presse et demanda au conducteur quel était son salaire. L'ouvrier dit un gros chiffre. «N..., s'écria le vieux soldat, c'est plus qu'un capitaine. » Fournier fit, je le vois encore et tous le virent, un long geste qui répondait mieux que ne l'eût fait la parole: « Sans doute, il est regrettable que

l'État ne puisse mieux payer ses officiers; mais un homme qui, dix heures par jour, peine à un labeur ininterrompu, mérite aussi d'être largement récompensé. » Il estimait les ouvriers, il le prouvait plus qu'il ne le disait; ils le sentaient et ils l'aimaient.

Je voudrais raconter ici la collaboration de Fournier avec M. Mame, mais je serais entraîné trop loin. M. Mame avait rencontré un auxiliaire des plus précieux, mais le bonheur de Fournier n'était pas moindre d'avoir trouvé un tel patron. Si M. Mame avait naturellement besoin d'être secondé, ce n'était, certes, ni dans la conception des grandes choses ni dans la décision de leur exécution. Ils étaient, d'ailleurs, complets l'un et l'autre, et ce solide attelage, auquel vint bientôt se joindre M. Paul Mame, rendit possible, sur une route toujours orientée dans la voie de l'honneur, l'admirable parcours de cette grande maison.

Il a été édité de beaux livres depuis la Touraine. Mais quand ce chef-d'œuvre se produisit, l'admiration fut universelle; l'art typogra phique avait trouvé une expression nouvelle. Fournier y collabora grandement. I aida M. Mame dans le choix des artistes, notamment en lui amenant Français qu'il connaissait de longue date et qui avait déjà dessiné pour lui le charmant frontispice de ses Fables de La Fontaine. A l'exposition de 1855, pendant que la grande médaille d'or était décernée à M. Mame, Fournier recevait une médaille de première classe et la croix de la Légion d'honneur.

Ce ne fut que vers 1868, après avoir donné vingt-cinq années de sa vie à la maison Mame, que Fournier prit définitivement sa retraite, laissant à son gendre, M. Arthur Viot, le soin de continuer ses travaux.

Il fut récompensé de tant de labeur par une des plus belles vieillesses qui se puissent désirer, triomphant par la volonté des petites infirmités du corps et conservant intactes, jusqu'à la dernière minute, les grandes et nettes facultés de son esprit. Sa vie fut sévère, mais à quelqu'un qui lui demandait, à sa dernière heure, de quels plaisirs il avait joui, il répon dait en homme fort content: Cogitavi dies antiquos et annos æternos in mente habui1.

Tel fut cet homme dont la place est marquée dans l'histoire de la typographie française. Il fut, de plus, un homme de charité. Si, parmi ceux qui le regrettent, il en est qui ont le bonheur de parler de lui, il en est beaucoup d'autres qui se taisent, mais qui le pleurent. A. QUANTIN.

1. M. Jules Delahaye, Journal d'Indre-et-Loire.
Le Secreture-Gerant : JuST CHATROUSSE.
Imp. D. DUMOULIN et Cie, à Paris.

« EelmineJätka »