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tort grave d'évoluer contrairement à leurs systèmes. Ne pouvant se résoudre à les changer pour elle, ils ont éprouvé des doutes vis-à-vis des textes et des faits sur lesquels s'appuie sa cause et se fonde son droit (1). L'histoire ne pèse guère contre les principes, surtout quand ces principes, reproduits partout, sont aussi connus que cette histoire, très spéciale, l'est peu. La grande majorité des théories sur l'Etat, sur la souveraineté, sur les unions, etc... condamnaient tacitement les prétentions finlandaises. Ces théories et ces systèmes ont puissamment servi la politique panslaviste. L'opposition du droit public et de l'histoire, si marquée sur ce point, devait être exploitée par les adversaires de la Finlande (2). Nous vivons à une époque où devant la souveraineté de l'opinion publique tous les actes, même ceux de force, veulent être justifiés. Le jour où la Russie crut l'heure venue de supprimer les libertés finlandaises, un livre parut (3) qui devait ouvrir la voie à cette politique celui de M. K. Ordin sur la conquête de la Finlande (1887). Pour démontrer que la Finlande n'est qu'une province russe, aux libertés précaires, l'auteur n'avait qu'à marquer les différences qui séparent la situation de ce pays des théories courantes du droit (4). Et, si cette thèse devait être volontiers accueillie, c'était bien parmi les jurisconsultes européens (5), dont les formules classiques sur

(1) Tandis que les droits de la Finlande résultent de l'dacte e Borgo (1808), ces auteurs les font procéder du traité de Frederikshamn (4809). Pour donner satisfaction à leur système, ils n'hésitent pas, comme on le verra par la suite, à dénaturer l'histoire. V. dans ce groupe: F. DE MARTENS, Le droit international des nations civilisées, trad. Léo, I, p. 325; DE HOLTZENDORFF, Handbuch des Völkerrechts, II, p. 130 et RIVIER, Lehrbuch des Völkerrechts, 2o éd. 1898, p. 112, note et Principes du droit des gens, I, p. 77.

(2) Parmi les adversaires russes de la Finlande, il faut citer en première ligne MM. Ordin, Sokolskij, Korkunoff et Eleneff, Pour le premier, on pourra prendre facilement connaissance de ses idées et de sa polémique, soit dans FISHER, loc. cit., soit dans DANIELSON, loc. cit. Pour les autres, v. HERMANSON, Finlands statsrättsliga ställning, HELSINGFORS, 1894, et l'adaptation allemande, suprà cit. et GETZ, loc. cit, p. 12. Adde, BASCHMAKOFF, La question de la prospérité finlandaise et ses causes extérieures, dans Revue politique et parlementaire, IX (1896) p. 612 et s.; La question finlandaise (1897), XII, p. 695 et s. [Cpr les réponses de M. MECHELIN, ibid, X, p. 671-677 et XV, p. 190-197].

(3) Sur M. Ordin et son œuvre, v. DANIELSON, loc. cit.

(4) Cependant c'est surtout au côté historique de la question, le point faible entre tous pour les panslavistes, que M. Ordin s'est particulièrement attaché. On verra plus loin quels sont ses raisonnements et les réponses qu'ils appellent.

(5) Parmi les publicistes russes, un certain nombre reconnaît avec une loyauté

l'Etat, sur la souveraineté, sur les unions avaient d'avance prononcé la condamnation de la Finlande. Mais il s'est produit ceci de très caractéristique que, depuis lors, les internationalistes, dont la Finlande troublait les constructions et dont la politique de la Russie corroborait les systèmes, ont presque tous manifesté des opinions favorables à la Finlande (1). Il a suffi que le panslavisme osât toucher aux antiques libertés finlandaises, au mépris des promesses les plus formelles, pour qu'aussitôt la doctrine prit conscience de

son erreur.

Devant cette conséquence extrème de leurs déductions, les jurisconsultes de tous les pays ont eu à cœur de protester. Ils ont repris le problème, les uns cherchant d'autres théories par lesquelles ils pourraient concilier l'histoire particulière de la Finlande avec leur conception fondamentale de l'Etat, ou de l'union (2), les autres déclarant qu'en présence de textes nets et d'une volonté certaine, le Droit n'avait qu'à constater sans essayer d'expliquer (3). La question finlandaise est ainsi redevenue ce qu'elle aurait dû toujours être une question de fait, où il n'y a qu'à suivre et à interpréter les actes de l'histoire (4).

parfaite la justesse des théories finlandaises. Au premier rang de ces écrivains impartiaux, citons: B. TCHITCHERINE, professeur de sciences politiques à Moscou, La représentation nationale (en russe, 1re éd. 1866, nouvelle édition 1899); SERGUEIEVITCH, professeur de droit à Saint-Pétersbourg, Leçons et recherches sur l'histoire du droit russe (en russe 1883); A.-V. ROMANOVITCH-STAVATINSKY, professeur de droit à Kiew, dans son Système du droit d'Etat russe dans son développement historico-dogmatique (1886); GRADOVSKY, professeur à Saint-Pétersbourg, Les bases du droit public russe (1892); et IVANOVSKI, professeur à Kazan, Le droit d'Etat russe (1898). Cpr. Rev, de dr. intern., 1900, p. 29-32.

(1) Tous les auteurs cités suprà, p. 1, note 1 sont favorables à la Finlande. S'ils ne s'entendent pas toujours pour caractériser nettement sa situation juridique, ils sont tous d'accord pour reconnaître qu'elle a reçu d'Alexandre Ier des droits qui lui appartiennent en propre.

(2) Cpr. notamment CONRAD BORNHAK, Enseitige Abhängigkeitsverhaltnisse, 1896. p. 62 et Russland und Finnland, 1900. p. 1-57, GEORG JELLINEK ne reconnaît pas à la Finlande la qualité d'Etat; mais il trouve moyen de lui reconnaître des droits propres par une autre construction, que nous exposerons et discuterons. V. infrà, p. 73 et suivantes. Cpr GEORG. JELLINEK, Lehre von den Staatenverbindungen, (1882), p. 70 et s.; puis Ueber Staatenfragmente (1896); enfin Allgemeine Staatslehre (1900), p. 594 et suiv.

(3) Ce genre d'argumentation a été appliqué à la question avec une grande prudence et une très belle hauteur de vues par MM. PILLET et DELPECH, La question finlandaise, suprà cit.

(4) MM. OPPENHEIM, REIGER, DE LOUTER, HARTOG, die Finnische frage, loc. cit.,

C'est déjà beaucoup de reconnaître ainsi que les théories préétablies ne doivent pas avoir effet contre les réalités historiques. Mais ce n'est pas encore assez. L'occasion est bonne pour aller plus loin, c'est-à-dire pour se demander si, au lieu de modifier l'histoire par les systèmes, comme c'est trop souvent la tendance, il ne faudrait pas au contraire modifier les systèmes par l'histoire. Toute la question finlandaise est là. Mais il y a là autre chose qu'une pure question finlandaise. Bien que le problème présente un vif intérêt d'actualité politique, il offre au point de vue des principes un intérêt plus vif encore de permanence juridique : il amène à se demander si la situation incomplète, dite de mi-souveraineté, est nécessairement une situation évolutive et de passage; puis il provoque à la révision des notions courantes en matière d'Etat et de souveraineté ; au-dessus s'élève la question capitale de savoir si le droit, qui n'est pas seulement une science de règle, mais une science de vie, doit sacrifier la vie à la règle ou la règle à la vie ; en un mot c'est la question de savoir quelle part, dans le droit public, revient aux systèmes et quelle part revient à l'histoire.

I

L'histoire de la Finlande ne commence guère qu'au x® siècle (1). Après trois croisades successives des Suédois pour s'en emparer, en 1157, 1269 et en 1293, elle prend place, au XIVe siècle (1323) (2) parmi les possessions suédoises, non pas au titre inférieur de colonie, mais au titre égal de province. Deux siècles après, la différence de langue, de race, et surtout la difficulté des communications donnèrent à la Finlande une autonomie de fait qui lui valut, en 1581 (3), le titre de grand

n'hésitent pas à chercher, d'une façon très peu différente de la nôtre, la conciliatiou de l'histoire et du droit.

(1) Pour l'histoire de la Finlande, V. surtout La Finlande au XIX• siècle, Helsingfors, 1900, ch. III, Aperçu politique, par M. MÉCHELIN, p. 84 et s; DANIELSON. Finlands Vereinigung mit dem russischen Reiche, Helsingfors, 1891; et J.-R. FISHER, Finland and the Tsars, London, 1899.

(2) Cpr CONRAD BORNHAK, Russland und Finnland, p. 7 et les auteurs qu'il cite. (3) GETZ, op. cit., p. 1, dit 1581; BORNHAK, loc. cit., p. 8, donne la date de 1587. La première date est la seule exacte. V. La constitution du grand-duché de Finlande, op. cit. Introduction, p. 18.

duché. Sans être, en droit, autre chose qu'une province, la Finlande n'en constituait pas moins, suivant Zaccharias Topelius «< une des deux unités du royaume » (1). Puis, quand au XVIIe siècle, Pierre le Grand s'orientant vers la Baltique (2), eut fondé près de la mer, sur la Néva, sa capitale, la Russie chercha à la détacher de la Suède. Pierre le Grand l'occupa pendant six ans jusqu'à la paix de Nystad (30 août 1721), qui lui laissait une partie de la Carélie. Sa fille Elisabeth suivit une autre tactique, en offrant à la Finlande, par un manifeste daté de Moscou (18 mars 1742) (3) de la reconnaître comme un Etat indépendant. Le loyalisme des Finlandais rejeta. cette offre flatteuse et la tsarine n'eut, à la paix d'Abo (7 août 1743), d'autre ressource que d'obtenir de la Suède vaincue le reste de la province finlandaise de Carélie (gouvernement de Viborg). Mais l'idée d'une Finlande indépendante faisait son chemin dans les esprits. Un groupe d'officiers finlandais et suédois conçurent le projet de réaliser cette indépendance avec l'appui de la Russie. L'un d'eux, Sprengtporten, soumit à l'impératrice Catherine II (4) un mémoire qui portait ce titre significatif « Précis d'un tableau sur l'équilibre du Nord considéré dans le projet de rendre la Finlande indépendante » (1786). Catherine II l'approuva de sa main (5); de longues négociations s'ensuivirent (6). Deux ans après, au commencement d'une nouvelle guerre avec la Suède, le Conseil d'Etat russe arrêtait le texte d'un manifeste par lequel Catherine II

(1) Cette égalité de la Suède et de la Finlande est bien marquée dans le titre même du vieil ouvrage du suédois MICHAEL VEXIONIUS « Epitome descriptionis Sueciae, Gothiae, Fenningiae et subjectarum provinciarum ». Cité par DANIELSON Finlands Vereinigung mit dem russischen Reiche, p. 97.

(2) Cpr FISHER, op. cit., The approach of Russia, p. 12 et s.

(3) Sur ce manifeste, V. DANIELSON, Finlands Vereinigung mit dem russischen Reiche, p. 25.

(4) Le document est annexé à la dépêche de l'envoyé russe à Stockholm, Markoff, en date du 31 mai/11 juin 1786. V. sur cette pièce importante, « véritable programme d'action du parti de l'indépendance finnoise, de 1786 à 1808 », DANIELson, Finlands Vereinigung, p. 32.

(5) Sur le projet de Sprengtporten, l'impératrice a fait elle-même, de sa propre main, une remarque qui commence par ces mots : « Si le projet de l'indépen dance de la F. était une question? la réponse que ce projet n'est pas contraire aux intérêts de la Russie ne serait pas dilficile à trouver ». DANIELSON Finlands Vereinigung, p. 32.

(6) V. sur ces négociations, sur la venue de Sprengtporten à Saint-Pétersbourg et sur la collaboration de son parent Jägerhoru, DANIELSON, op. cit,, p. 32-39.

voquer

promettait aux Finnois leur indépendance, les invitait à conDiète pour leur propre déclarer cette indépendance et leur promettait son appui (1). Les avances de Catherine n'eurent pas plus de résultats que celles d'Elisabeth. Mais l'idée que la Finlande devait former un Etat distinct, séparé de la Suède et séparé de la Russie, s'incorporait de plus en plus aux traditions politiques de la Russie. Ce n'est pas sous l'exaltation de la jeunesse, ni sous l'influence de son éducation française par La Harpe (2), mais en suivant des précédents constants, qu'en 1809 Alexandre Ier entreprit, d'après ses propres mots, « d'élever la Finlande au rang des nations >>.

Sous la domination suédoise, la Finlande avait trouvé de bonne heure des libertés constitutionnelles inconnues à 1 époque, sauf en Angleterre (3). « Un roi maître du pouvoir, mais lié par la loi, un peuple libre, mais soumis à la loi » : voilà les principes fondamentaux de la constitution politique telle qu'elle se dégage des rédactions des lois provinciales suédoises qui nous sont parvenues et qui remontent aux

(4) 30 décembre 1788. V. DANIELSON, d. 42 et FISHER, Finland and the Tsars, P. 16. (2) Quoi qu'en dise K. ORDIN, La soumission de la Finlande (en russe) cité par FISHER, Finland and the Tsars, p. 14.

(3) Raison de sympathie de la part de l'Angleterre vis-à-vis de la Finlande, comme le dit très bien WESTLAKE, The case of Finland, dans National review mars 1900, p. 112. La comparaison de la constitution anglaise et de la constitution suédoise a été faite souvent au xvII° siècle. Un auteur, bien oublié aujourd'hui, mais qui a eu sur les esprits dans les dernières années du siècle une grande influence, l'abbé de Mably, s'est fait tout particulièrement le prôneur enthousiaste de la constitution suédoise. Il y revient dans plusieurs de ses ouvrages et la place bien au-dessus de la constitution anglaise (V. notamment de l'Etude de l'histoire, 2° partie, ch. VI, et Législation ou Principe des lois. Dans ce dernier ouvrage. fait sous forme de dialogue, c'est le Suédois qui est chargé d'exposer les idées de l'auteur). Ce que Mably prise surtout dans cette constitution (celle de la période dite de liberté) c'est l'amoindrissement et presque l'effacement du pouvoir royal, pour lequel il professe cette défiance excessive qu'il a contribué à inspirer aux hommes de 1789. Il s'est plu à prédire le déclin rapide de la constitution anglaise, et la durée éternelle des institutions suédoises. Le coup d'Etat de Gustave III en 1772 (à la suite duquel est intervenue « la forme de gouvernement ») lui a donné un démenti rapide, en dotant la Suède d'institutions analogues aux institutions anglaises. Mais les idées de Mably sur ce point sont (quelle que soit l'exagération dont elles sont entachées) intéressantes à relever ici, parce qu'elles nous montrent qu'une partie tout au moins de l'opinion française était dès lors consciente de la supériorité politique des pays soumis à la domination suédoise.

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