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le plébiscite que le Tsar attend des Finlandais est un plébiscite. personnel ce n'est pas à la Russie, c'est au Tsar et à ses successeurs que la Finlande va se donner. Elle élit son prince et reçoit de lui sa liberté. Le lendemain, dans la cathédrale de Borgo, les Etats de Finlande prêtèrent le serment de fidélité par lequel ils s'engageaient à «accepter pour leur souverain Alexandre Ier, Empereur et autocrate de toutes les Russies, et Grand-Duc de Finlande et de maintenir inviolablement les lois fondamentales et la Constitution du pays ». Alors un héraut proclama l'Empereur Grand-Duc de Finlande. Le 23 mars/avril, un nouveau manifeste le faisait connaître aux habitants (1).

Non seulement l'Empereur promet à la Finlande le maintien de sa constitution et de ses lois fondamentales, mais il la regarde comme un Etat distinct. Il parle « du peuple de Finlande », «< intimement persuadé que ce peuple bon et loyal, conservera à jamais pour Nous et pour Nos successeurs les mêmes sentiments de fidélité, etc. », dit le manifeste du 23 mars (2). Il parle de la « patrie finlandaise » (3). S'adressant aux Etats, dans le discours d'ouverture de la Diète : « — J'ai désiré vous voir, dit-il, pour vous donner une nouvelle preuve de mes intentions pour le bien de votre patrie ». Dans le serment du Grand maréchal de la noblesse de Geer, celui-ci dit (4) : « Je ne souffrirai rien qui puisse porter préjudice ou désavantage aux intérêts de l'Empereur et de ma patrie ». Enfin, l'Empereur parle de la nation finlandaise. Après le serment des quatre ordres : J'implore, dit-il, l'Etre tout-puissant de m'accorder sa force et sa lumière pour gouverner cette nation respectable d'après ses lois et Sa justice divine ». Pour la clòture de la Diète, le 6/18 juillet 1809, il prononce un discours où tous ces mots, peuple, patrie, nation, sont tour à tour employés (5). Mais il y a plus encore: dans ce discours prononcé en français, il constate que la Finlande est placée désormais au rang des nations ». Tout ce passage est à citer:

(1) DANIELSON, op. cit., p. 111 et s.; FISHER, op. cit.
(2) Constitution, etc., op. cit. Actes officiels, p. 112-113.
(3) Ibid., p. 110-111.

(4) Rapporté par DANIELSON, op. cit., p. 122.

(5) Constitution, etc., Actes officiels, p. 113-114.

Ce peuple, brave et loyal, bénira la Providence qui a amené l'ordre des choses actuel. Placé désormais au rang des nations sous l'empire de ses lois, il ne se ressouviendra de la domination passée que pour cultiver des rapports d'amitié lorsqu'ils seront rétablis par la paix. Et Moi, j'aurai recueilli le plus grand fruit de Mes soins quand Je verrai cette nation tranquille au dehors, libre à l'intérieur, se livrant sous la protection des lois et bonnes mœurs à l'agriculture et à l'industrie, par le fait même de sa prospérité, rendre justice à Mes intentions et bénir ses destinées ». Ainsi Alexandre le constate que si le peuple, si la patrie finlandaise existaient avant lui, désormais la nation finlandaise commence avec lui. Sprengtporten, qui joue le premier rôle dans cette histoire, voulait faire de la Finlande un Etat. Jägerhorn, qui fut consulté sur la réorganisation constitutionnelle, avait déclaré « qu'il fallait faire gagner aux Finnois dans l'échange de leur état politique ». Quelle imprudence pour le Tsar de parler de peuple, de patrie, de nation, s'il voulait faire de la Finlande une province russe ! Mais il ne le voulait pas. Les champions de la Finlande étaient ses conseillers et peu lui importait de ne pas incorporer à son autre Etat, la Russie, ce qu'en définitive il incorporait quand même à sa couronne. La guerre avec la Suède n'était pas terminée et il sentait la justesse pratique du conseil de Jägerhorn. En ouvrant la Diète il disait aux Etats : « Cette réunion fera époque dans votre existence politique » et en la fermant il disait au peuple de Finlande : « qu'il était placé désormais au rang des nations ». Plus libéral que bien des monarques constitutionnels et que même des peuples démocratiques, l'autocrate de Russie venait de faire entrer, non pas une province, mais une nation au sein de son empire, en l'élevant du rang de peuple au rang d'Etat.

Pour atténuer cette saisissante concordance des faits et des textes, les adversaires de la Finlande en sont réduits à des arguments d'une pauvreté rare. Le chef de cette école de polémistes, M. K. Ordin en est conduit à chercher dans les textes, donnés en trois langues (le français, le suédois et le russe) quelques légères variantes de forme pour en faire d'énormes différences de fond. En examinant à la loupe l'acte du 15/27 mars il découvre des discordances entre le document suédois

qui a été lu aux Etats et officiellement promulgué, et le document russe qui a été signé par l'Empereur. Mais d'abord le peuple finlandais ne pourrait jamais être lié que par le document à lui communiqué: George Ier d'Angleterre ne connaissait pas l'anglais. Les actes qu'il signait étaient-ils nuls parce que son ministre Walpole lui servait « de bon punch et de mauvais (latin? » 1). Ensuite, quelles sont les différences relevées ? Dans le deuxième paragraphe de l'acte, version suédoise, le Tsar confirme et ratifie la religion et les lois fondamentales, tandis que, dans la version russe, il dit confirmer et ratifier « à nouveau » (vnov) (2). Mais il est impossible d'attribuer une importance quelconque à cette variante. Un peu plus loin, c'est la version suédoise qui est redondante. Le texte russe confirme la religion et les lois fondamentales ainsi que les privilèges et les droits de chaque classe dans ledit grandduché. Dans la version suédoise les mots « du pays » suivent ceux de « lois fondamentales ». Mais il est difficile d'apercevoir quelle différence il peut y avoir entre la religion et les lois d'un pays et celles du peuple qui y vit. La troisième remarque de M. Ordin est que la version russe parle de « sujets » tandis que la version suédoise parle d'« habitants ». Mais dans le manifeste du 23 mars/4 avril 1809 on peut voir que le Tsar emploie indifféremment les deux mots l'un pour l'autre. Ailleurs, M. Ordin reproche aux traducteurs suédois de faire parler le Tsar de la « constitution » de la Finlande, tandis que texte russe dit « constitutions » (konstitutsiam) ce qui au pluriel, signifie simplement les lois et règles du droit privé; mais le pupille de La Harpe et l'ami de Mme de Staël a dit luimême, à la Diète, en français, dans son Discours d'ouverture, en rappelant l'acte du 17 mars : « J'ai promis de maintenir votre constitution ». Au lieu de « lois fondamentales », dans les textes français et suédois, M. Ordin prétend que le texte russe porte «<lois primitives » (korennie zakoni); de sorte que le Tsar entendait ratifier non les lois dites fondamentales (osnovnie zakoni), c'est-à-dire les actes suédois de 1772 et de 1789, mais les lois civiles primitives (korennie): comme si, en 1809, on pouvait donner le nom de lois primitives au très

(1) FISHER, Finland and the Tsars, p. 43.

(2) Sur toute cette question, V. DANIELSON, loc. cit., et FISHER, ibid.

savant Code civil suédois de 1734. Il a été facilement démontré par l'examen de la langue politique russe qu'à la fin du xvIII® siècle et au commencement du XIXe les lois fondamentales (grundgesetze) se nommaient korennie (1). Finalement notre auteur relève que l'Acte est appelé en suédois « Acte de confirmation » (Forsäkringsakt), tandis qu'en russe il est nommé simplement Edit ou Diplôme (Gramota) (2). Mais peu importe le nom d'un document quand le fond est certain. - Ces misérables querelles de mots ne tiennent pas devant le nombre et l'abondance des textes où le Tsar déclare aux Finlandais, non seulement qu'il leur laisse leur constitution, mais qu'il les élève au rang d'une nation. Il l'a dit trop souvent, de trop de manières, avec trop de force et d'insistance pour qu'on puisse en douter (3). Dans le préambule du décret du 6/18 août 1809 organisant le Sénat (Conseil de régence) de la Finlande, il ne l'appelle pas seulement une nation, comme précédemment, mais un Etat : « Il importait au bien-être de l'Etat que les administrations provinciales eussent un point central, un tribunal suprême qui pût les diriger, etc... » Dans le manifeste du 15/27 mars 1810 il répète « Du moment que la Providence nous a remis le sort de la Finlande, Nous résolûmes de gouverner ce pays comme une nation libre et jouissant des droits que sa constitution lui garantit ». Au général baron d'Aminoff, lui exprimant la reconnaissance de l'armée finnoise, il répond «... Mon but, c'est de voir se consolider l'existence politique de la nation finnoise et d'accroître les moyens de sa prospérité (4). Au général-gouverneur comte de Steinheil,

(1) Réponse à la brochure officielle : « Le manifeste impériale, etc. », 9. (2) Pour les théories de M. Ordin et leur discussion approfondie, Cpr. DANIELsox, Finlands Vereinigung mit dem russischen Reiche, notamment p. 130-137; FISHER, Finland and the Tsars, p. 43-48; HERMANSON, Ein Beitrag zur Beurteilung der staatsrechtliche Stellung des Grossfürstenthums Finland, p. 4 à 7.

(3) Tous les auteurs étrangers à la Russie, qui ont examiné cette question, se sont prononcés dans ce sens. V. notamment WESTLAKE, The case of Finland, loc. cit., p. 115; de BAR, Burenkrieg, Russificirung Finlands, etc., p. 29; CORSI, La questione finlandese in uno libro recente. p. 5 ; Delpech, op. cit., p. 13. Inutile d'ajouter que DANIELSON, HERMANSON et FISHER, suprà cit., n'examinent le système de K. ORDIN que pour le critiquer, non seulement de son interprétation des textes, mais des lacunes véritablement étonnantes de son exposé historique (sic DANIELSON, loc. suprà cit.).

(4) DANIELSON, p. 176.

il écrit (en russe), le 14/26 septembre 1810 (1): « Mon but dans l'organisation de la Finlande a été de donner à ce peuple une existence politique de telle manière que les habitants de ce pays ne pussent être considérés comme les sujets de la Russie ». Et son secrétaire d'Etat, Speransky, fidèle confident de sa pensée, écrivait : « la Finlande est un Etat (gosurdartsvo) et non un gouvernement (gubernia) » (2).

Ordin et son école essaient de ramener la situation de la Finlande à celle de la Pologne (3). L'article 1er de l'acte de Vienne, du 9 juin 1815, porte: « Le duché de Varsovie... est réuni à l'Empire de la Russie. Il y sera lié irrévocablement par sa constitution pour être possédé par l'Empereur de toutes les Russies, ses héritiers et ses successeurs à perpétuité. Sa Majesté Impériale se réserve de donner à cet Etat, jouissant d'une administration distincte, l'extension intérieure qu'elle jugera convenable. Elle prendra, avec ses autres titres, celui de Czar, Roi de Pologne. Les Polonais, sujets respectifs de la Russie, de l'Autriche et de la Prusse, obtiendront une représentation et des institutions nationales. » Et M. K. Ordin de noter avec soin la similitude des deux situations: le duché de Varsovie gardant sa constitution comme la Finlande et le titre d'Etat, le Tsar étant roi de Pologne comme il est grand duc de Finlande. - Toute cette ressemblance est dans les mots, non dans les choses. Il est parlé de constitution et d'Etat par respect historique et par habitude de langage, parce qu'antérieurement la Pologne était un Etat; mais ni cet égard des mots pour les indépendances perdues, ni cette survivance du passé dans la langue n'avaient de raison d'être vis-à-vis de la Finlande qui précédemment n'était pas un Etat. Sous la pompe et l'apparat de ces formules trompeuses, l'Acte de Vienne enveloppe habilement des dispositions précises qui font de la Pologne une province russe. Les Polonais y sont « sujets de la Russie », tandis que les Finlandais sont toujours appelés

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(1) Réponses des Etats, p. 288.

(2) (11 février 1811), DANIELSON, op. cit., p. 105.

(3) V., l'argumentation dans DANIELSON, op. cit., p. 140 et s.; et dans FISHER, op. cit., p. 54. Sur la question de la Pologne, V. les auteurs précédemment cités au commencement de cette étude. Il ne sera pas inutile de faire remarquer que le retrait de la constitution polonaise fut motivée par des insurrections, auxquelles la Finlande, très loyaliste, n'a jamais pensé.

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