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Or, c'est une erreur de croire que tout Etat, dont la liberté est entravée, soit vassal. Les Etats neutres ne peuvent pas faire la guerre, ni conclure d'alliances, ni signer d'unions douanières. Sont-ils pour cela sous la vassalité collective des Etats qui leur ont imposé cette neutralité? Le Transvaal est entièrement libre dans ses rapports avec l'Etat d'Orange. Or comment serait-il, à l'égard de son prétendu suzerain, vassal ou libre, suivant les Etats par rapport à qui on l'envisage? Y a-t-il un vassal, un protégé quelconque, dans cette situation singulière ? Sans doute, les traités du Transvaal avec d'autres Etats que l'Etat libre d'Orange sont soumis au veto suspensif de l'Angleterre dans le délai de six mois (art. 4). Cependant, les traités n'étant pas passés par l'Angleterre pour la République sud-africaine, mais par celle-ci en son nom propre, sans consentement préalable de la Grande-Bretagne, cette limitation ne suffit pas pour que la République Sud-Africaine soit un Etat vassal (Liszt, Völkerrecht, p. 33). Heilborn (1) accorde qu'il ne s'agit pas ici d'une suzeraineté au sens strict, mais d'une suzeraineté au sens large. Alors pourquoi s'acharner à conserver ce mot, que la convention de 1884 a banni? Pourquoi, chez les jurisconsultes, cette obstination à plier les conventions à leurs théories préétablies, quand c'est au contraire leurs théories qui doivent se plier au droit vivant des conventions? Mieux vaut dire avec Borhnhak (2) que le veto de l'Angleterre sur les traités du Transvaal constitue simplement, au profit de l'Angleterre, une servitude internationale, comme il y en a, dans le droit, tant d'exemples.

Enfin l'on demande (Yves Guyot): « Pourquoi donc les théoriciens qui reprenant la phrase du Dr Reitz affirment que « le Transvaal avait les droits inhérents à un Etat international » n'ont-ils pas réclamé que la République Sud-Africaine fût représentée à la Conférence de La Haye ? » (3). Si l'objection s'adresse aux « théoriciens », elle ne porte pas, car, dans la doctrine, la non-participation du Transvaal à la Conférence de La Haye a provoqué les plus vifs regrets. Si elle vise les Etats qui ont dressé la liste des invitations, elle ne porte pas davantage, car, d'après la circulaire d'invitation de M. de Beaufort, la conférence ne pouvait aborder aucune question politique, ni s'immiscer dans aucun litige. Enfin le Transvaal eût-il été représenté à la Conférence qu'il n'en serait pas moins resté, à supposer qu'il fût vassal, sous la suzeraineté de l'Angleterre, comme la Bulgarie reste sous la suzeraineté de la Turquie, tandis qu'absent de la Conférence, il peut avoir gardé sa qualité de souverain, comme la République Argentine ou le Brésil et tant d'autres Etats, qui sont indépen dants, et qui, non invités, furent absents.

Supposons cependant qu'en 1884 l'Angleterre fût restée suzeraine du Transvaal. Cela ne prouverait rien, car il n'y a pas d'expression moins sûre que ce mot imprécis de suzeraineté, très souple, mais aussi très vague, dont l'origine et la signification féodale sont, non seulement attardées,

(1) Rev. génér. de droit intern. public, t. III, ann. 1896, p. 45. (2) Einseitige Abhængigkeitsverhältnisse, p. 61.

(3) La politique boer, p. 81.

mais dépaysées dans le droit international. Pourquoi la langue et les idées du moyen âge persistent-elles à la surface du droit des gens contemporain? Pourquoi la notion de suzeraineté, éclose sous la féodalité, vit-elle encore dans le droit moderne? Les notions féodales, détournées de leur sens, se troublent en passant de leur domaine propre dans ce milieu nouveau. Deux auteurs anglais, M. Stubbs et M. Kelke (1), ont cherché dans le système féodal la notion exacte de la suzeraineté, avant de la transporter dans le droit international. D'après M. Stubbs, le vassal doit au suzerain la fidélité, le service militaire, le respect telle est la caractéristique du vasselage féodal. Mais la vassalité internationale est toute différente: la prestation du service militaire, qui est essentielle dans le vasselage, n'est plus qu'une circonstance indifférente dans la vassalité (Voyez la Bulgarie dans la guerre gréco-turque de 1897). Kelke donne du suzerain cette définition très pure qu'il doit avoir deux rangs de vassaux derrière lui. «Si, dit-il, B tient une terre de A, et C de B, A est seigneur de B et suzerain de C. B est vassal de A et seigneur de C. C est arrière-vassal de A et vassal de B. La suzeraineté féodale comporte trois personnes ». Or la suzeraineté du droit des gens n'en requiert que deux. Ainsi la notion ancienne ne saurait intervenir pour élucider la notion moderne. Le rapprochement des noms contribue simplement à l'enchevêtrement des idées et à la confusion des choses. La suzeraineté et le protectorat, pour les uns (2), sont synonymes, et, pour les autres, sont distincts. Les uns entendent la suzeraineté au sens strict, en prenant pour types les cas de franche et nominale vassalité, celui de la Bulgarie au traité de Berlin, par exemple. Les autres admettent qu'au sens large la suzeraineté s'applique à tout rapport de dépendance quel qu'il soit, pourvu qu'il marque, entre deux Etats, l'infériorité de l'un et la supériorité de l'autre (3). Les Anglais ont même, pour ce cas,une expression nouvelle. Il ne disent pas « pouvoir suzerain », mais pouvoir supérieur (paramount power). Mais il y a dans la supériorité, comme dans la suzeraineté, bien des degrés. De nuance en nuance, de système en système, la notion de vassalité fuit et s'échappe. De vrai, il n'y a pas de régime type, arrêté d'avance, immobile et fixe, qui soit celui de la suzeraineté; il y a des rapports de dépendance aux formes nuancées, qui varient à l'infini, Pas plus que le protectorat, la suzeraineté n'est un régime fixe, unique, tel que tous les Etats à lui soumis reçoivent de lui une situation identique. Les modes de dépendance les plus divers s'y glissent. Et ce n'est rien de savoir qu'un Etat est suzerain d'un autre ; l'essentiel est seulement de savoir quelle est sa variété de suzeraineté et, pour cela. il faut, en chaque cas, s'en tenir aux stipulations des traités.

Bryce (4) a raison quand il dit : « Je ne veux pas discuter la question, si débattue en Angleterre, de savoir si la « suzeraineté » du Transvaal,

(1) KELKE, Feudal Suzerain and modern suzerainty, dans Law quaterly review, XII, (1890), p. 216 et s.

(2) RIVIER, I, p. 89.

(3) HEILBORN, loc. cit.

(4) Impressions, etc. Préface.

mentionnée dans le préambule de la Convention de 1881, est conservée par la Convention de 1884. C'est une simple question de mots, sans aucune espèce d'importance. En supposant, pour la facilité du raisonnement, qu'il y a ici une suzeraineté, il est parfaitement clair que cette suzeraineté se limite seulement aux relations étrangères, et qu'elle ne donne pas le droit d'intervenir dans la constitution intérieure du gouvernement du Transvaal. A supposer qu'après 1884 l'Angleterre fût restée suzeraine, ce serait là le seul effet de sa suzeraineté. Lord Derby luimême l'a dit expressément à la Chambre des Lords, le 14 mars 1884: « Le mot de suzeraineté est un mot vraiment vague et je ne pense pas qu'il soit susceptible d'une définition légale précise » (1). Quand, en octobre 1897, M. Chamberlain a pour la première fois émis cette théorie de la suzeraineté, sir Alfred Milner, fidèle aux traditions de sir H. Robinson et de lord Derby, lui répondit qu'il était « unable to see any thing material in this controversy » (2) (incapable de voir quelque chose de réel dans cette question). En fondant ses réclamations sur la prétendue suzeraineté, qui mettait le Transvaal aux ordres de l'Angleterre, M. Chamberlain voulait éviter l'arbitrage, moyen qui suppose, dans son système, deux pouvoirs d'égal rang. Peut-être aussi voulait-il par ses provocations exciter le Transvaal à sortir de la légalité à son tour. Le secrétaire d'Etat du Transvaal, M. Reitz, devait en effet répondre à la théorie de la suzeraineté, qui fait revivre un préambule aboli, par la théorie également exagérée qui fait de la République sud-africaine un « Etat souverain international » (3), au mépris d'un article non abrogé (art. 4 du 27 février 1884). De part et d'autre, du chef de cette argumentation, aussi tendancieuse qu'inexacte, le conflit s'irrita (4). Si c'était cette irritation que le Colonial Office cherchait, son argumentation, pour incorrecte qu'elle fùt, n'était pas inutile; mais, pour utile qu'elle fût, elle n'en était pas plus juste.

30 La question de l'article 14. L'article 14 du traité de Londres, si vague qu'il fût, offrait une dernière ressource. Voici ce texte : « Toutes personnes autres que les indigènes, se conformant aux lois de la République sud-africaine: a) auront pleine liberté avec leurs familles d'entrer, de voyager ou de résider dans toutes les parties de la République sudafricaine; b) pourront louer ou posséder des maisons, des manufactures, des entrepôts, des magasins et des biens fonds; c) pourront faire le commerce, soit en personne, soit par les agents qu'elles jugeront bon d'employer; d) ne seront sujettes, à l'égard de leurs propriétés, ou à l'égard de leurs personnes ou de leur industrie, à aucune taxe, soit générale, soit locale, autres que celles qui peuvent être imposées aux citoyens de ladite République ».

(1) E. DICEY, British suzerainty in the Transvaal, dans Nineteenth Century, XLII (juillet-déc. 1897) p. 663, qui cite ce passage, est pourtant un partisan de la suzeraineté, parce que, pour lui, le simple droit de veto sur les traités sufit à la constituer. Mais, s'il suffit à la suzeraineté, la suzeraineté, dans le silence des textes, doit se limiter à lui.

(2) C. 9. 507 p. 6.

(3) C. 9.507 p. 32.

(4) V. ce côté de la question res bien mis en lumière par DIPLOMATICUS, M. Chamberlain's Mistakes, octobre 1899, p. 712.

REVUE DU DROIT PUBLIC.-T. XV.

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Liberté d'immigration, liberté de commerce, égalité fiscale de l'étranger et du national, voilà les trois principes auxquels se ramène ce texte. L'Angleterre a tenté d'y trouver la justification de sa politique sud-africaine. Le 9 août 1899, lors de la dissolution du Parlement britannique, le discours de la Reine (1) l'exprimait hautement: «La situation de mes sujets dans la République sud-africaine est en contradiction avec les promesses d'égal traitement, sur lesquelles repose la concession d'autonomie interne que j'ai faite à la République ». Cette affirmation, produite en bloc, se répète en détail. Pour la dynamite, d'abord la convention donne aux étrangers la liberté du commerce, le monopole entrave cette liberté, donc il est contraire à l'article 14. En février 1899, M. Chamberlain proteste. Le 10 mai 1899 (2),il charge sir A. Milner de protester encore sur la même base; violation de l'article 14. Fitzpatrick (3) accepte ce raisonnement. M. Yves Guyot (4) l'accueille. Mais, suivant l'impartiale remarque de M. Westlake (5), le traité de 1884 n'interdit nullement au Transvaal d'établir des monopoles également opposables aux citoyens et aux étrangers. De nombreux traités d'établissement stipulent la liberté du commerce, en France et ailleurs, sans que jamais cette clause ait été regardée comme contraire aux monopoles d'Etat. Toutes les libertés sont relatives: liberté du commerce veut dire que tous les hommes sont également libres de le faire; une fois de plus, liberté ne veut dire ici qu'égalité. En quoi cette égalité se trouve-telle rompue, puisque le monopole pèse sur tous, sans distinction de nationalité? — Même observation pour les droits de douane. Le traité n'en parle pas plus que du monopole de la dynamite. Il est seulement dit que les marchandises venant des possessions britanniques ne seront pas soumises à des taxes plus fortes que les marchandises qui entrent par d'autres frontières, et qu'aucun droit ne pourra frapper les marchandises britanniques s'il ne frappe les produits similaires étrangers. Suivant l'exacte observation de M, de Bar (6), « il n'y a là rien de plus qu'une simple clause de la nation la plus favorisée ». Et que dire des autres griefs réformes sanitaires, enseignement de l'anglais dans les écoles, adoucissement du régime de la presse? Par quels liens touchent-ils, soit à la liberté de l'immigration et du commerce, soit à l'égalité fiscale? Tout au plus pourrait-on contester, sur le fondement de l'article 14, les restrictions mises à l'immigration, soit directement par la fermeture de la frontière, soit indirectement par l'expulsion. Mais l'article 14 du traité suppose que ses bénéficiaires se conforment aux lois de la République sud-africaine : c'est sous cette réserve qu'il accorde aux étrangers des libertés, qui ne pourront jamais dégénérer en licence. Rien de plus juste. Jamais traité n'a valu ni tenu contre la sûreté de l'Etat qui le signe. Il est passé sous réserve de cette

(1) Times, 10 août.

(2) Complaints of british subjects, C. 9.315 (M. Chamberlain to sir Alfred Milner), p. 227. (3) Transvaal from within (trad.fr.) p. 283.

(4) La politique Boer, p. 57.

(5) The Transvaal war, p. 15.

(6) DE BAR, Burenkrieg, p. 13.

sûreté. Voilà pourquoi, du chef des lois sur l'immigration et sur l'expulsion, l'article 14 ne peut pas être invoqué.

Mais surtout on se demande comment le gouvernement britannique a pu l'invoquer dans la question de franchise. Comment l'égalité commerciale, prévue par l'article 14, pourrait-elle pousser ses conséquences jusqu'à l'égalité politique? Non seulement ce serait sans exemple; mais les travaux préparatoires du traité sont contraires. Dans les pourparlers relatifs à la convention de Prétoria (1881), sir Hercules Robinson demanda si les sujets britanniques auraient au Transvaal la liberté du commerce; M. Krüger répondit qu'ils l'auraient, comme les Burghers; alors sir E. Wood ajouta : Et les mêmes privilèges? M. Krüger répondit qu'il ne serait pas fait de différence, sauf pour les personnes nouvellement venues dans le pays, ce qui réservait l'égalité potitique aux seuls naturalisés (1). Or l'article 14 de la convention de 1884 est la reproduction de l'article 26 de 1881. Le nouveau exte, pas plus que l'ancien, n'ouvre donc la franchise aux uitlanders. Il y a plus de 1881 à 1884, le délai de naturalisation fut reculé de 2 ans à 5 ans, sans que le gouvernement britannique y vit la moindre atteinte à la convention de 1881; donc la question de franchise lui est étrangère. Il est dans les traditions britanniques que la convention écrite doit toujours se suffire; celui qui dicte un contrat ne saurait en tirer plus qu'il n'y a mis lui-même. Or, sur la question de franchise, l'art. 14 ne contient absolument rien. Le gouvernement britannique n'en pouvait rien tirer: telle est la conclusion unanime de M. Despagnet (2) en France, de M. de Bar (3) en Allemagne (sauf en ce qui concerne l'immigration), et de M. Westlake (4) lui-même en Angleterre,

4. LE PROBLÈME SUD-AFRICAIN AU POINT DE VUE DU DRoit pur. Ni dans le droit de protection des nationaux, ni dans l'art. 14 du traité de Londres, ni dans le droit vague et souple de la suzeraineté, le gouvernement britannique ne trouvait l'argument précis et convaincant qu'il cherchait, C'est ailleurs que le problème sud-africain se pose dans sa pleine envergure, Il y a là plus et mieux qu'une simple question d'exégèse. A tourner autour du traité de Londres, l'argumentation britannique s'appauvrit et languit. Terrain étroit. Terrain mauvais pour les prétentions anglaises. A concentrer le débat sur des textes, on précise les questions, on circonscrit et par conséquent on maîtrise les problèmes ; mais on rétrécit l'horizon, et parfois même on risque de s'aliéner violemment l'opinion. S'attarder au traité de 1884 c'est prendre un grand problème avec des arguments infimes, La vraie question, beaucoup plus large, est celle-ci quand dans un pays' l'élément national s'est laissé rejoindre, puis doubler par le nombre des étrangers, peut-il défendre encore son droit de cité, conserver le pouvoir quand il n'a plus la population, la direction politique, quand il ne paie

(1) DESPAGNET, La guerre du Transvaal, dans la Revue du droit international public, ann. 1900, p. 115.

(2) DESPAGNET, loc. cit., p. 126.
(3) DE BAR, Burenkrieg, p. 10.
(4) The Transvaal war, p. 18-19.

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