Page images
PDF
EPUB

cette tyrannie des systèmes? Telle est la question à laquelle nous devons maintenant répondre.

II

Et d'abord la Finlande a-t-elle reçu dans l'acte de Borgo un régime stable, définitif, appelé, non pas à évoluer vers l'annexion, mais à durer?

Quand un grand Etat se développe, il arrive que, pour faciliter sa tâche, il cherche à son extension d'autres moyens que l'annexion. Veut-il rassurer la population indigène, désireuse de garder ses coutumes, ses lois, son titre d'Etat et même sa dynastie propre, alors il recourt aux procédés du vasselage ou du protectorat dont les formes sont susceptibles d'une infinie variété de degrés. Faut-il la rassurer davantage? Il prend les droits plus tempérés, au moins en apparence, du gage ou du mandat. Doit-il mettre à l'opération plus de réserve encore? Il se contente de la prise à bail. Veut-il enfin procéder avec une discrétion plus marquée? Il offre à l'incorporé l'indépendance dans la réunion. Plus un pouvoir est fort, plus son extension est ardente, plus son adresse à présenter l'annexion doit être grande, plus sa conquête doit être atténuée. Mais, une fois l'incorporation, grâce à cette réserve, obtenue, alors tout un effort d'unification s'exerce; un sourd travail d'assimilation s'effectue. Les nuances contemporaines de la réunion s'effacent peu à peu avec le temps, comme une transition qui devient inutile à mesure que l'accoutumance s'effectue. La suzeraineté disparaît, le protectorat tend à l'annexion; le bail devient perpétuel; l'union marche à la réunion telle est l'issue normale de cette évolution.

Cette transformation habituelle aux pays dits de mi-souveraineté s'est si souvent répétée qu'elle exerce sur le jurisconsulte une sorte de fascination. Au lieu de voir dans la position de la Finlande une condition stable, définitive, nous sommes préparés par ces analogies à y chercher une situation éphémère, toute de transition. De même que le protectorat tourne à l'annexion, nous nous attendons à voir l'union de la Finlande à la Russie tourner à l'absorption complète par une série d'empiétements successifs de la Russie sur la Finlande. Nous

savons, par l'exemple des protectorats, qu'après avoir pris la direction des affaires extérieures, le protégé descend de plus en plus dans la direction des affaires intérieures, encore qu'il y ait pour le protecteur et le protégé deux souverains distincts, tandis qu'il n'y en a qu'un seul pour la Finlande et pour la Russie. Nous nous préparons, par conséquent, à voir l'administration russe profiter de toutes les circonstances pour pénétrer lentement, peu à peu, la Finlande. En réservant au profit de la Russie le droit de décider des affaires communes à l'Empire, le Tsar Alexandre Ier semble avoir préparé l'instrument élastique par lequel une interprétation de plus en plus hardie, augmentant sans cesse les affaires communes, fait sans cesse diminuer les droits de la Finlande. Aussi, quand en 1899, par le manifeste du 3/15 février, le Tsar déclare vouloir modifier le système militaire finlandais, sans prendre l'assentiment de la Diète, contrairement aux lois fondamentales de 1772 et 1789, nous relevons bien une contradiction entre la proposition impériale de diminuer les effectifs (manifeste du 12/24 août 1898) et l'acte par lequel le Tsar déclare vouloir élever le contingent finlandais; mais sa contradiction avec les libertés finlandaises passe inaperçue. Quand nous apprenons que le panslavisme veut unifier complètement la Finlande et la Russie, que les Tsars entendent légiférer sur la Finlande sans le consentement des Etats et que le gouverneur actuel, le général Bobrikoff (1) cherche à consommer cette œuvre par des procédés continus (suppression de journaux, suppression du timbre-poste spécial à la Finlande, etc.), nous sommes enclins à voir dans chacune de ces mesures un acte fatal et que nous attendions. Pourquoi protester, dans le cas de la Finlande, contre une évolution qui s'accomplit sous tant de formes ailleurs? Puisque, de l'annexion incomplète à l'annexion franche, le glissement est dans l'ordre historique des choses, comment lui résister? A quoi bon donner des solutions juridiques qui soient en contradiction avec le jeu mécanique des institutions et le mouvement naturel de l'histoire? Sans doute il y a, contre ce fatalisme historique, l'objection des conventions passées et des

(1) Cpr. Chroniques de la Finlande, suprà cit., passim.

3

promesses faites. Mais le droit public a pour s'en débarrasser des moyens que le droit privé ne connaît pas pour mettre le droit d'accord avec l'histoire et pour passer par dessus le respect des contrats, il a la clause rebus sic stantibus, d'après laquelle, changeant les circonstances politiques (et l'on sait combien elles sont mobiles), changent aussi les conventions.

Alors se pose cette question: si quelques formes de rattachement atténué (protectorat, bail, etc). sont évolutives et transitoires, s'ensuit-il que la Finlande soit vouée nécessairement au même sort?

Ici l'analogie ne sert de rien, car précisément le cas de la Finlande n'est susceptible d'aucune espèce d'analogie.

Le seul cas sur lequel nous puissions raisonner avec une relative certitude est celui du protectorat. Mais il y a, entre les divers protectorats que nous avons sous les yeux et la situation de la Russie vis-à-vis de la Finlande, des différences telles que toute analogie doit être écartée. Si le protectorat évolue d'ordinaire vers l'annexion, c'est que le pays protecteur est généralement arrivé à un degré de civilisation supérieur à celui du pays protégé ; c'est là ce qui le justifie et ce qui légitime aussi sa tendance à une absorption plus complète ; l'incorporation ne s'accomplit pas en un jour, elle se fait peu à peu et comme d'elle-même, sans violence de la part du protecteur, sans résistance de la part du protégé, parce que chaque pas vers elle est pour celui-ci un progrès. Rien de semblable ne peut se produire à l'égard de la Finlande la race qui l'habite peut, à très juste titre, prétendre que son degré de culture et de civilisation est au moins équivalent à celui des races les plus avancées parmi celles qui forment l'Empire russe ; politiquement elle a trouvé depuis longtemps une forme de gouvernement supérieur; se soumettre au régime autocratique de la Russie serait pour elle un recul et non un progrès. Aussi a-t-il pu s'y former une opinion publique qui résiste énergiquement aux tentatives d'absorption, et la Russie sera condamnée, si elle veut faire disparaître ses libertés, à agir brutalement, comme s'il s'agissait d'une nouvelle conquête de la Finlande. Ce n'est pas par voie d'évolution naturelle et en quelque sorte inconsciente que peut se faire ici l'annexion

:

totale, parce qu'elle rencontre un obstacle permanent dans l'égalité de culture et dans la supériorité politique du peuple finlandais.

Aussi, est-il remarquable qu'aucune des circonstances qui, d'ordinaire, motivent l'établissement d'un protectorat et le font préférer à l'annexion immédiate, ne peut servir à expliquer le régime inauguré en 1809 par Alexandre Ier. Une puissance conquérante adopte cette forme déguisée et progressive d'annexion, soit pour ménager l'amour-propre de la puissance soumise, soit pour ne pas effrayer les puissances rivales. Alexandre Ier n'avait pas à ménager l'amour-propie de la Finlande puisqu'antérieurement celle-ci n'avait jamais constitué un Etat. Il n'avait pas davantage à se préoccuper des puissances rivales, puisque dès 1808, il leur avait communiqué son intention d'annexer purement et simplement la Finlande et qu'elles n'avaient pas protesté. Son but n'était pas de ménager la transition à une annexion totale: il était plus élevé. Il ne visait pas seulement le présent, mais l'avenir. Il voulait établir entre les deux pays un régime d'union qui permît tout à la fois d'assurer l'unité de la politique extérieure et de maintenir dans leur politique intérieure la divergence que l'on ne pouvait éviter. La Finlande n'était pas plus disposée à abdiquer ses libertés publiques que la Russie à renoncer à son régime autocratique. Mais on pouvait accroître la sécurité de l'une et la force de l'autre, en laissant à chacune son gouvernement intérieur, et en les soumettant à une direction commune dans leurs rapports avec les puissances étrangères. Ce n'était pas un expédient transitoire, c'était une politique à longue portée dont les clauses profondes subsistent encore et ne sont sans doute pas près de disparaître.

Alexandre Ier sentait si bien que l'absorption complète n'était point désirable, il comptait si peu sur une évolution progressive en ce sens, que nous le voyons tout organiser dès le début en vue d'un régime définitif. Il institue sous le nom de Conseil de Régence (1809) (1), puis de Sénat de Finlande (1816) un organe central destiné à remplacer l'ancien organe

(1) V. Constitution du Grand-Duché de Finlande, Introduction, p. 29-30 et textes, p. 115.

ni

suédois (1). Enfin, au lieu de chercher à développer les droits de la Russie sur la Finlande, il n'hésite pas à les diminuer dans l'intérêt de la justice et de la vérité, en rendant à la Finlande la province conquise de Wiborg (2). Ni Alexandre Io, Nicolas Ier ne convoquèrent la Diète mais la loi fondamentale de 1772, dans son § 38, contenait la disposition qu'il dépendait entièrement du monarque de décider quand les États seraient convoqués. On dit aussi (3) que, le 2 août 1827, Nicolas I prit sans le consentement de la diète une ordonnance établissant le droit des personnes orthodoxes d'être admises dans le service public et militaire finlandais, tandis que l'acte de 1772 (loi fondamentale) réservait ce droit aux seuls luthériens. Mais l'Empereur, dans le préambule, recon naît lui-même que le concours de la Diète est nécessaire pour l'acte législatif en question et s'en excuse sur l'urgence de la réforme qui ne permettait pas d'attendre que la Diète pût être convoquée (4). A part cela, il respecta les droits de la Diète et s'abstint d'empiéter sur son domaine législatif (5). Enfin Alexandre II s'efforça de faire du régime représentatif une réalité vivante (6). Dès 1859, il s'occupa sérieusement, à plusieurs reprises, du projet de convoquer l'assemblée législative du pays; il examina les questions qui devaient être soumises

(1) Décret du 9/21 février 1816, op. cit., p. 125.

(2) Décret de S. M. Impériale concernant la réunion du gouvernement de Wiborg au Grand-duché de Finlande, en date du 11-23 décembre 1811. Nous, Alexandre Ier, par la grâce de Dieu Empereur et autocrateur de toutes les Russies, Grand-Duc de Finlande, etc., jugeant utile, vu la situation locale de la Vieille Finlande, que cette région soit incorporée au Grand-Duché de Finlande. Nous avons trouvé bon de statuer comme suit : 1 Le gouvernement finlandais est réuni au GrandDuché de Finlande, et sera, comme faisant partie de ce Grand-Duché, désigné dorénavant sous le nom de province de Wiborg...., etc.. V. le texte complet dans la Constitution du Grand-Duché de Finlande, p. 122.

(3) L'observation en est faite dans la brochure officielle « Le manifeste impérial du 3 février 1899 ».

(4) V. Réponse à la brochure officielle, « Le manifesteste impérial du 3 février », p. 19.

(5) Il renonce à poursuivre la codification des lois finlandaises, parce que la commission chargée de ce travail lui représente que le concours de la Diète est indispensable. WESTLAKE, loc. cit., p. 116, FisHER, The Finland and the Tsars, P. 84.

(6) Cpr., pour l'histoire de Finlande sous Alexandre II, FISHER, Finland and the Tsars, p. 87, 112 (Ch. II. Alexandre II. The Diet revived). Adde: BORNHAK, Russland und Finnland, (§ 3 Die weitere Entwicklung der Staatenverbindung) p. 23 et S. GETZ, Das staatsrechtliche Verhältniss zwischen Finnland und Russland, p. 8-12.

« EelmineJätka »