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à édifier, car: «< si l'éducation donne au citoyen le principe même de l'indépendance, c'est l'état social lui-même qui lui en assure ou lui en supprime les conditions » (1).

La Société fondée sur la liberté et pour la Démocratie, l'Etat peut s'édifier par déductions des mêmes principes, il trouvera dans la Société la base solide, qui lui convient.

S'agit-il des fonctions à attribuer à l'Etat, c'est du point de vue de la liberté, qu'on se demandera lesquelles on doit lui confier et comment les organiser.

Pour l'instruction l'intervention de l'Etat est justifiée par l'idée que « les esprits libres, les caractères civils, les mâles vertus de la patrie et de la cité se forment surtout sous la discipline, la direction et l'enseignement de l'Etat » (2).

Pour l'organisation judiciaire, si l'on doit renoncer à l'élection des juges on développera l'institution du jury, l'exercice <«< des fonctions judiciaires étant pour le peuple souverain une excellente préparation à l'exercice des droits politiques, qui marquent sa souveraineté »; « le jury étant la meilleure école d'éducation » (3).

Pour la défense nationale, l'armée est une « nécessité provisoire », « toute la question est de savoir sous quelle forme elle est compatible avec une société démocratique », ; et la réponse c'est : « l'armée citoyenne », « les milices » (4).

S'agit-il de l'organisation même de l'Etat ; tout encore part et découle du principe de la liberté.

Une règle domine celle de la « division des pouvoirs », <«<loi même de l'ordre politique, base de tout gouvernement organisé ». C'est que la division des pouvoirs c'est la limitation du pouvoir, la sauvegarde de la liberté, si bien que l'on peut dire « plus cette division est nette, plus le mécanisme de la machine gouvernementale est parfait » (5).

Et c'est de même, par déduction du même principe, liberté, démocratie, que nous voyons proclamer cette série de règles :

(1) VACHEROT, La démocratie, L. 1, ch. VI à IX, not. p. 140.

(2) VACHEROT, La démocratie, L. II. ch. VII: L'Université, not. p. 280. M. VaCHEROT ajoute un peu plus loin : « l'école publique est le berceau de la cité ». (3) Vacherot, La démocratie, L. II, ch. VII : La justice, not. p. 292, (4) VACHEROT, La démocratie, L. II. ch. IX: L'armée, not. p 320.

(5) VACHEROT, La démocratie, L. III: Le gouvernement démocratique, not. p. 343.

que le pouvoir législatif formé des représentants de la nation. est «<le premier des pouvoirs politiques » (1), « l'unique souverain» (2), que « dans une démocratie véritable l'Assemblée ne peut avoir pour origine que le suffrage universel et direct » (3), <«< la logique de la démocratie n'admet que les restrictions aux droits absolus des citoyens » (4); que « le système des deux assemblées » est condamné parce qu'il « sort des conditions de la démocratie» (5) ; que pour le gouvernement un Président élu par le peuple serait « un pouvoir rival de l'Assemblée et qui en pourrait devenir le maître » (6), que « ce qui convient le mieux à une démocratie organisée et centralisée c'est un simple président du conseil nommé par l'Assemblée » qu'elle peut « révoquer et remplacer quand bon lui semble »> (7).

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Organisation sociale, organisation politique, système administratif, que je laisse de côté, rien n'est resté en dehors de cette audacieuse et minutieuse reconstruction de tout par la logique. Sans défaillance, comme sans hésitation, M. Vacherot a tout déduit de son principe: liberté.

Son livre est à notre point de vue un chef-d'œuvre, c'est le chef-d'œuvre de la méthode dogmatique, déductive.

Ces exemples suffisent sans doute pour manifester ce qu'est et ce que produit le dogmatisme appliqué à la science politique.

Il serait intéressant d'en suivre l'histoire; mais cette entreprise m'entraînerait trop loin. Je voudrais pourtant montrer que cette méthode n'est pas le privilège de notre pays, qu'elle n'est pas non plus le privilège d'une école, et qu'enfin elle a parfois aussi bien dominé la pratique que la doctrine; nous en mesurerons ainsi l'importance.

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Le dogmatisme politique n'est pas le privilège de notre race, et la preuve en est que l'on peut citer parmi les ouvrages qui en sont le plus entâchés « le Gouvernement représentatif de Stuart Mill. M. Dupont White, son traducteur a bien pu dire que Stuart Mill n'était pas « homme à s'incommoder d'un

(1-2-3) Vacherot, La démocratie, pages 344, 351, 353.
(4-5-6-7) VACHEROT, La démocratie, pages 354, 348, 362, 363.

principe absolu (1) » et je vois bien qu'il se soustrait à celui de la liberté « quand même » de l'école française et à l'utilitarisme absolu à la Bentham, mais ce n'en est pas moins avec un «< criterium » du « meilleur gouvernement » (2) qu'il apprécie toutes les institutions politiques.

Son idée est que « le mérite le plus important que puisse posséder un gouvernement c'est de développer la vertu et l'intelligence du peuple lui-même » D'où « la première question à l'égard de toute institution politique, est de savoir jusqu'à quel point elle tend à développer chez les membres de la communauté les qualités morales, intellectuelles et actives »> (3.

C'est du haut de ce principe, qu'il condamne la monarchie non représentative, car « quelle espèce d'êtres humains peut-on former sous un pareil régime ? » (4) qu'il approuve la démocratie, car« elle fait prédominer le type actif sur le type passif » (5), qu'il se prononce pour l'universalité des suffrages (6), le vote plural (7), le vote des femmes (8), les courts mandats (9), stimulants pour le zèle, l'intelligence et les vertus morales des citoyens.

Stuart Mill est donc l'homme d'une idée et son exemple montre que la si positive race anglo-saxonne peut, comme une autre, se laisser séduire par le dogmatisme politique.

Le dogmatisme n'est pas plus le privilège d'une école que celui d'une race.

Si Rousseau a eu des ennemis intellectuels déclarés, ce furent certes les écrivains de l'école theocratique, les de Maistre, les Bonald; or, c'est avec sa propre méthode, qu'ils ont édifié euxmêmes leurs systèmes. De de Maistre on a pu dire : « Unité, continuité, c'est tout de Maistre. Un état est pour lui un corps

(1) STUART-MILL, Le gouvernement représentatif, préface de M. Dupont White, p. 4.

(2) STUART-MILL, Le gouvernement représentatif, ch. II: Du criterium d'une bonne forme de gouvernement.

(3) STUART MILL, Le gouvernement représentatif, p. 38, BENJAMIN CONSTANT, avait dit: L'œuvre du législateur n'est pas complète quand il a rendu un peuple libre... il faut que les institutions achèvent l'éducation morale des citoyens. », De la liberté chez les anciens. Cours de politique constitutionnelle, t. II. P. 500. (4-5-6) STUART-MILL, Le gouvernement représentatif, p. 57, 72, 193. (7 8-9) STUART-MILL, Le gouvernement représentatif, p. 203, 215, 260.

qui doit obéir à une intelligence unique pour rester un et à une pensée traditionnelle pour continuer d'être » (1); et en effet c'est de ce principe que de Maistre, homme d'une idée, tirera tout son système monarchique. Et nous voyons de Bonald écrire : « Dans la société constituée on pose un principe fondamental, d'une vérité évidente irrésistible, fondé sur la nature de l'homme : là où tous veulent dominer avec des volontés égales et des forces inégales, il faut qu'un seul domine ou que tous se détruisent, et l'on en déduit, par ordre, comme des conséquences plus ou moins prochaines, mais toujours nécessaires, tous les rapports et lois constitutives et politiques. Ainsi de ce principe, que la ligne droite est la plus courte entre deux points donnés, ou de quelques autres, en petit nombre et d'une égale évidence, découlent plus ou moins immédiatement toutes les vérités géométriques » (2). Déclaration qui pourrait être donnée comme la formule même du dogmatisme.

Si d'autre part les philosophes théocratiques ont eu des adversaires et des contradicteurs ce furent bien les sociologues, positivistes, héritiers intellectuels de Comte; mais n'avonsnous pas vu que, sous leurs prétentions à l'observation impassible des faits, se cache, presque toujours, une tendance à la systématisation la plus hâtive et la plus rigide, que Spencer par exemple est dominé par l'idée de « l'évolution unilinéaire » et du « passage de l'homogène à l'hétérogène » et que Comte a pour point de départ, bien plus que pour point d'arrivée, sa « loi des trois états »>.

Le dogmatisme n'est pas non plus resté dans les livres ; il a souvent inspiré les hommes politiques dans leurs œuvres positives. Pour voir jusqu'à quel point cette influence du dogmatisme sur la politique pratique a pu aller, il faut se reporter aux travaux de l'Assemblée constituante. Tous les débats pour la Déclaration des droits sont typiques à ce point de vue, on n'y voit que la proclamation de principes abstraits et absolus, qu'aucune donnée positive, aucune considération pratique ne

(1) FAGUET, Politiques et moralistes du XIXe siècle, 1re série, p. 8.
(2) DE BONALD. Théorie du pouvoir politique et religieux, L. I. ch, III,

P. 147,

viennent confirmer. Mais on peut prendre une discussion législative quelconque de notre première Assemblée politique, ce ne sont que principes et déductions. Thouret parle-t-il sur l'organisation judiciaire? le principe de la souveraineté du peuple l'amène de but en blanc à l'élection des juges et c'est à peine s'il se demande si des juges élus seront de bons ou de mauvais magistrats (1). Robespierre traite-t-il de la question religieuse? il commence par établir trois principes desquels il fera tout découler (2). Pétion étudie-t-il la question de l'annexion du Comtat Venaissin à la France? le grand problème est de savoir si le principe de la souveraineté du peuple le permet et Rousseau devient son oracle (3). Robespierre et Duport formulent la doctrine régnante quand ils disent « il n'y a de lois sages et justes que celles qui dérivent de la nature » (4); « lorsqu'il est question de faire des lois chacun sent combien il est nécessaire de remonter à la morale et à la raison pour les en tirer comme des conséquences » (5). — C'est à juste titre que Duport pourra dire dans les derniers jours de l'Assemblée aux députés, qu'ils ont « tenu sans interruption une chaire de droit naturel » (6).

La méthode dogmatique est donc en même temps qu'une méthode très caractérisée, une discipline dont l'influence s'est très souvent fait sentir jusque dans nos assemblées, qui a dominé un très grand nombre d'esprits, j'en ai cité qui radicalement n'ont suivi que son inspiration, et il en est d'autres, qui moins absolus, sans la suivre inflexiblement, s'en servent encore. C'est, par suite, une méthode qui mérite le plus sérieux

examen.

(1) THOURET, discours, séance du 24 mars 1790.
(2) ROBESPIERRE, discours, séance du 30 mai 1790.
(3) PETION, discours, séance du 16 novembre 1790.
(4) ROBESPIERRE, discours, séance du 9 mai 1791.
(5) DUPORT, discours, séance du 17 mai 179 '.

(6) Un bel exemple d'application de la logique mathématique en science politique est le calcul de CONDORCET pour établir au bout de combien de temps la constitution doit être révisée pour que la majorité au moins des citoyens ait vraiment participé au contrat social, qui est l'unique base de l'Etat. Article de journal rapporté par BUCHEZ et Roux, t, X, p. 129, etc.

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