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mais dans la tradition de laquelle elles procédaient, une base autrement solide. Les Anglais aiment à noyer dans l'ombre de l'histoire les origines de leurs institutions. On a dit qu'en politique « ils se complaisent devant une étroite conception en profondeur où tous les siècles de la vie nationale s'entrevoient les uns derrière les autres », que « la filiation historique est l'âme de la constitution (1). » Historique une constitution est indiscutable, la tradition la défend avec ses forces d'autorité supérieure: preuve de sa vitalité par le fait de sa longue existence, attachement et respect des hommes d'aujourd'hui pour les choses d'autrefois, correspondance sûre des anciennes coutumes au tempérament de la race. Par antithèse encore la constitution fédérale américaine nous apparaît, avec son siècle bien passé d'existence, comme douée d'une stabilité extraordinaire. Elle, non plus, ne fut pas une œuvre de raison. Historique par ses emprunts aux précédents anglais ou coloniaux, elle aussi s'appuyait sur l'autorité traditionnelle. Historique encore en ce sens qu'elle était, suivant l'expression d'un auteur américain, «la fille des circonstances » (2) elle s'imposait comme le résultat même du fait (3). Transactionnelle. enfin, résultat d'un compromis sur toutes les grandes questions entre les fédéralistes et les autonomistes, entre les démocrates et les conservateurs, elle n'était pas un système rigide qui froisse certains intérêts et heurte certaines doctrines et qui, un jour, dans la lutte avec ces forces doit succomber, mais elle était une combinaison souple de principes opposés, qui devaient se prêter aux vicissitudes de la vie et aux exigences variables du temps (4). Et ainsi l'on peut croire que si les constitutions

(1) BOUTMY, Etudes de droit constitutionnel, p. 68.

(2) CURTIS, History, t. 1, préf. p. XI. M. DE CHAMBRUN a beaucoup insisté sur la base historique de la constitution américaine. « Aux Etats-Unis, dit-il les institutions républicaines sont fondées sur le droit historique ». Le pouvoir exécutif aux Etats-Unis, 2e édit. p. 5.

(3). La constitution américaine fut rédigée sous l'empire de la nécessité. La confédération avait péniblement soutenu la lutte pour l'indépendance, l'union pour la guerre s'évanouissait dans la paix. Le congrès, unique organe de la confédération, sans prise sur les Etats et les citoyens ne pouvait satisfaire aux engagements contractés. On comprit qu'il fallait fortifier le « gouvernement ». De cette leçon des choses sortit la constitution américaine et son pouvoir exécutif. qui est sa pièce principale et typique; elle sortit de l'expérience et de la nécessité.

(4) M. DE NOAILLES, Cent ans de République aux Etats-Unis, t. I. Introd., p. xxvi,

anglaise et américaine ont joui de cette longévité, qui nous étonne, c'est, en partie au moins, parce qu'elles ne furent et ne sont pas des constructions logiques reposant sur la base fragile de la raison.

Sur cette base fragile de la raison, ce sont d'ailleurs des institutions fragiles par elles-mêmes, que le dogmatisme poli-· tique a les plus grandes chances d'édifier.

Tout pouvoir de l'Etat rencontre dans l'exercice de ses prérogatives, des oppositions, des résistançes. Ce sont de terribles frottements que toutes les pièces de la machine politique doivent vaincre gouvernement aux prises avec les intérêts particuliers et exposé aux hostilités des chambres, assemblées qui doivent faire accepter leurs lois et s'assurer du concours du gouvernement pour leur application, pouvoir judiciaire qui doit sauvegarder son indépendance, et imposer ses jugements. Mais cette force, nécessaire aux pouvoirs publics où la trouveront-ils ? Ce n'est pas dans le texte qui les institue ou leur confère tels ou tels droits; un texte par lui-même ne saurait créer de la force. Il faut donc que les pouvoirs de l'Etat soient forts par eux-mêmes, et ils ne le sont que s'ils incarnent quelque force vive de la nation. La nation, c'est le réservoir de vie et de force auquel il faut toujours aller puiser, si l'on veut dans un pays créer quelque chose de vivant et de fort. Les pouvoirs de l'Etat n'auront donc la force, qui leur est nécessaire, que s'ils incarnent un des principes vivants de la nation; on peut dire que c'est là la règle fondamentale de la science politique.

Mais cette règle, la science politique, sous l'inspiration de la méthode dogmatique, fatalement la méconnaîtra. Comme cette méthode part de principes abstraits, et statue pour tous les

exprime d'une façon heureuse ce caractère quelque peu cahotique de la constitution américaine. «. Un tableau qui représenterait les institutions des Etats-Unis sous des formes symétriques et régulières, ne ressemblerait pas plus à la réalité que les tragédies classiques, astreintes aux trois unités de lieu, de temps et d'action, ne reproduisent la vie réelle ». Plus loin il tire de l'exemple des insti tutions américaines, cette leçon : « Serait-ce un pur paradoxe d'avancer, qu'en politique et en maintes choses considérables d'ici-bas, ce qui n'est pas contra. dictoire et irrégulier par quelqu'endroit ne saurait être ni vrai, ni viable, ni humain? Tout agencement trop symétrique des affaires de ce monde est artifi. ciel et ne dure pas », t. I, p. 154.

peuples, il est évident qu'elle ne tient pas compte de ces éléments variables, qui constituent pourtant les forces nationales d'un peuple, comme l'attachement à une dynastie ou le défaut de loyalisme monarchique, comme la tendance au gouvernement personnel ou la haine de toute personnalité dominante, comme le respect de la légalité ou la prédominance de l'idée. de salut public sur l'idée de droit, comme l'existence ou non de classes sociales profondément distinctes, comme la généralisation, ou non, de l'éducation politique. Il en résulte, qu'isolée ainsi du réel et livrée aux abstractions, cette méthode peut de ces principes purs, aboutir par déductions à des combinaisons qui supposeraient pour pouvoir vivre des éléments de vie qui n'existent peut-être pas dans telle ou telle nation, et créer ainsi des corps politiques, qui demeureront inertes, parce qu'ils ne trouveront pas dans la nation le principe de vie qui seul les animerait (1).

Quand Rousseau part de la souveraineté de la volonté générale et ne voit, comme régime politique, que la démocratie, il fait œuvre vaine pour tous pays où il n'y a pas une société dont tous les membres aient le zèle et les aptitudes nécessaires pour participer à l'exercice de la souveraineté.

Quand de Bonald part du principe ternaire, cherche dans l'Etat sa trinité pouvoir, ministres, sujets, et met: roi, prêtres, nobles, magistrats et peuple, il fait œuvre vaine pour tous pays où il n'y a pas un roi, c'est-à-dire, un chef qui s'appuye sur un loyalisme traditionnel, une noblesse, un clergé et une magistrature possédant par tradition, services rendus, puissance sociale, une force propre, et un peuple qui par l'habitude d'une soumission passive soit disposé à jouer le rôle un peu ingrat de simple sujet.

Quand M. Vacherot conclut à la démocratie représentative, il fait œuvre vaine pour tous les pays où il n'y a pas une nation suffisamment consciente de sa volonté, pour que la volonté

(1) COURNOT, qui a consacré tout un chapitre, «Des théories politiques au xvII® siècle », à combattre la prétention de faire de la « politique avec la raison pure » dit très judicieusement que « les auteurs de semblables théories se sont bien plus occupés de classer des formes que de distinguer des forces, ils ont fait de l'anatomie bien plutôt que de la physiologie politique et pourtant les formes ont ici bien moins d'importance que la nature des forces mises en présence et par conséquent en conflit. Considération sur la marche des idées, t. II, p. 81-82.

nationale puisse être représentée et que le régime représentatif soit autre chose qu'une fiction.

Et quand Condorcet disait que « nos philosophes cherchaient à guérir l'Angleterre de ses préjugés commerciaux et de son respect superstitieux pour les vices de sa constitution» il vantait une sottise; car c'était œuvre vaine de vouloir substituer aux institutions vivantes de l'Angleterre, produits de la vie même de la nation anglaise, les creuses théories générales de notre rationalisme philosophique (1).

S'il faut que les pouvoirs de l'État soient des forces vivantes, il faut encore que ce soient des forces équilibrées. La règle fameuse de la séparation des pouvoirs, présentée comme la règle suprême de l'organisation politique, discutable théoriquement et inapplicable en fait, doit être à mon avis remplacée par celle de l'équilibre des pouvoirs. Si, en effet, c'est le pouvoir législatif qui l'emporte, si, bien loin de se laisser guider par le gouvernement, il le domine, comme les assemblées, à moins qu'une minorité ne les terrorise et n'y forme un vrai gouvernement, sont incertaines et flottantes dans leur conduite, lentes et contradictoires dans leurs résolutions, leur règne est celui de l'anarchie. Si c'est le gouvernement qui l'emporte, sans qu'il trouve de frein dans le pouvoir législatif, comme l'exécutif tend à exagérer son action, à se servir du pouvoir dans son intérêt personnel, et à s'affranchir des règles gênantes de la légalité, son règne est celui de l'arbitraire et de l'absolutisme. L'équilibre des pouvoirs est donc la seconde règle fondamentale de la science politique.

(1) Un bel exemple de l'inertie en laquelle peut tomber un corps politique s'il ne puise pas en son origine la force qui lui est nécessaire, c'est celui du Sénat du second Empire. Suivant un commentaire curieux de la pensée impériale donné par le Moniteur de 1856, 11 janvier, cette assemblée composée d'hommes de haute compétence, pris dans toutes les grandes charges publiques, devait se tenir au courant des besoins du pays, et étudier, pour les soumettre au gouvernement, toutes les grandes réformes sociales et administratives. Or, dans son Histoire de la Constitution de 1852. M. CUCHEVAL CLARIGNY constate qu'elle ne se servit de son initiative en seize ans qu'une fois sur la proposition de M. de Casabianca en faveur d'un projet de code rural. Cela devait être il ne suffit pas d'être investi d'une fonction, il ne suffit pas d'avoir toute capacité possible pour la remplir

il faut avoir l'esprit qui fait agir, et pour être réformateur, il faut représenter ceux qui, souffrant du présent, rêvent et réclament des réformes. Le Sénat de 1852 était un corps politique factice, que n'animait pas la force nécessaire pour sa fonction, il ne fonctionna pas.

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C'est un troisième inconvénient du dogmatisme politique de la méconnaître. Car si l'on part d'un principe, et d'un seul, considéré comme la clé de voûte du système politique à édifier, on développera fatalement outre mesure le pouvoir qui l'incarne le mieux. Est-ce, par exemple, la liberté ou la souveraineté du peuple dont on part, on favorisera le pouvoir législatif, organe de la liberté, expression de la volonté générale. Est-ce le principe de l'unité ou celui de la continuité nationale que l'on cherche à réaliser avant tout, c'est le gouvernement, qui représente l'unité et la continuité de la nation, que l'on fortifiera à l'excès. Et en effet nous voyons Rousseau aboutir au règne de la multitude et à l'effacement du gouvernement, M. Vacherot conclure à l'assemblée unique, à la suppression du chef de l'Etat, et à la nomination par la Chambre des ministres, qui ne sont plus que les simples exécuteurs de sa volonté ; tandis que les de Maistre et les de Bonald s'efforcent à la restauration d'une monarchie d'ancien régime.

les

L'équilibre des pouvoirs, pour le trouver, il faut aller dans pays où les institutions politiques ont échappé à l'influence du dogmatisme. Si l'Angleterre a longtemps profité d'un heureux équilibre entre ces trois forces rivales, Couronne, Lords, Communes, c'est que ces trois pouvoirs étaient des produits historiques non des créations systématiques et que l'histoire, qui n'a pas de parti pris comme les théoriciens imbus de l'esprit dogmatique, peut susciter en un pays trois forces d'égale puissance (1). Si les États-Unis ont aussi avec leur Sénat, leur Chambre des représentants, leur Président, trois pouvoirs entre lesquels il est assez difficile de dire lequel est le plus fort, c'est que la constitution américaine fut une transaction entre des tendances diverses et non une déduction à partir d'un principe et que ces tendances fédéraliste et autonomiste, libérale et autoritaire purent vivifier les différents pouvoirs de l'État.

Ces exemples sont la contre épreuve de notre jugement sur le dogmatisme, puisque là, où l'on échappe à son influence, la domination excessive d'un pouvoir et avec elle l'anarchie ou le despotisme, qui en sont la conséquence, peuvent être évités (2).

(1) BOUTMY, Etudes de droit constitutionnel, p. 231 et s.

(2) COURNOT a très bien vu que la liberté, la modération sont subordonnées à

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