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Ce n'est pas seulement sur les pouvoirs de l'État et leur combinaison que le dogmatisme exerce son influence fâcheuse, il a encore le grave défaut d'imprimer aux esprits, qu'il domine, deux tendances, contradictoires au premier abord, au fond d'inspiration commune et également dangereuses.

«Le caractère propre d'une politique radicale, nous a dit M. J. Simon, est de repousser les demi-mesures, les transactions, d'aller, comme on dit vulgairement jusqu'au bout de ses principes » (1). « Il y a, a dit également Rousseau, une profession de foi purement civile, dont il appartient au souverain de fixer les articles, non pas précisément comme dogmes religieux, mais comme sentiments de sociabilité, sans lesquels il est impossible d'être bon citoyen, ni sujet fidèle » et, comme Rousseau est un homme qui va « jusqu'au bout de ses principes », il conclut qu'on peut bannir de l'Etat quiconque ne les croit pas et que « si quelqu'un après avoir reconnu publiquement ces dogmes se conduit comme ne les croyant pas... il doit être puni de mort » (2). Le dogmatisme mène donc au sectarisme et à l'intransigeance. On peut être étonné, il est vrai, de voir Rousseau, champion de l'individu et apôtre de son indépendance, abolir la plus sainte des libertés, celle de l'intelligence, et punir de mort le schismatique politique. Mais Rousseau sectaire n'est que fidèle au dogmatisme. S'il y a un principe, fût-il celui de la liberté, qui soit l'expression de la vérité absolue, et si ce principe est manifesté par l'évidence, il est logique et « métaphysiquement nécessaire », comme dirait M. Vacherot de proclamer que ce principe, cette vérité s'imposent, qu'il ne peut dépendre du caprice déraisonnable d'intelligences réfractaires de tenir en échec la vérité, et d'ajouter que les esprits qui s'insurgent contre la vérité et l'évidence

l'équilibre des pouvoirs. Mais il a été surtout perspicace en discernant que, cette modération doit être assurée par «le balancement des instincts et des passions de la nation que les pouvoirs publics incarnent. « C'est du tempérament même de la nation, du balancement de ses instincts et de ses passions, non de l'ajustement des pièces de la machine politique, ou, pour tout dire, des traits de l'âme et non de ceux du corps, qu'il faut attendre cette modération dans la force, qui est la sauvegarde de l'organisation politique ». Considérations sur la marche des idées, t. II, p, 83.

(1) J. SIMON, La politique radicale, p. 4.

(2) ROUSSEAU, Le contrat social, L. IV, ch. VIII: La religion sociale,

sont criminels. La liberté même, érigée en vérité absolue et manifeste, ne comporte pas celle de douter d'elle.

Aussi bien qu'à l'intransigeance, le dogmatisme pousse ses adeptes à l'optimisme. Et comment croire, en effet, que la vérité pure et absolue ne conduit pas au bonheur? De fait tous nos dogmatiques ont été des optimistes déterminés. C'est l'attitude de Rousseau proclamant la bonté et le bonheur parfait de l'homme dans l'état de nature, et se demandant « quel peut être le genre de misère d'un être libre dont le cœur est en paix et le corps en santé » (1), et dans l'ordre social affirmant que son « souverain », la « volonté générale », « ne peut errer ». C'est celle de Condorcet qui voit dans « les progrès de l'instruction élémentaire liés au progrès nécessaires des sciences politiques », la garantie « d'une amélioration des destinées de l'espèce humaine, qui peut être regardée comme indéfinie » (2). C'est l'état d'âmes des hommes de 89 proclamant leur foi en la vertu de la vérité dans le préambule de la Déclaration des droits : « L'ignorance, l'oubli ou le mépris des Droits de l'homme sont les seules causes des malheurs publics» (3). C'est la conviction des croyants de la démocratie au milieu de ce siècle, de M. Vacherot, par exemple, écrivant qu'il n'a « aucune défiance d'un état vraiment démocratique, où aucun intérêt personnel et dynastique ne vient se mêler à l'intérêt social dont cette institution est l'organe propre », et que tout ce qui est juste est possible tôt ou tard » (4).

Le sectarisme, il est inutile d'insister sur ses inconvénients. Mais ceux de l'optimisme en politique, pour être moins évidents, sont pourtant aussi réels, car ce sont deux complices.

(1) Dans ROUSSEAU, voyez le début de la 1re partie du Discours sur l'origine de l'inégalité parmi les hommes.

(2) CONDORCET, Esquisse, (Euvres, t. IV, p. 268.

(3) Discours de MIRABEAU du 17 août 1789 : « Vous allez établir un régime social qui se trouvait, il y a peu d'années, au-dessus de nos espérances. .... Elle vous sera due cette époque fortunée où tout prenant la place, la forme, les rapports que lui assigne l'immuable nature des choses, la liberté générale bannira du monde entier les absurdes oppressions qui accablent les hommes, les préjugés d'ignorance et de cupidité qui les divisent, les jalousies insensées qui tourmentent les nations, et fera renaître une fraternité universelle sans laquelle tous les avantages publics et individuels sont si douteux et si précaires ». Archives parl., t. VIII, p. 439.

(4) VACHEROT, La démocratie, préface, p. 24 et 26.

C'est l'optimisme, en effet, qui soutient l'intransigeance, qui triomphe des hésitations que l'on pourrait éprouver devant les conséquences de ses doctrines, qui met le cœur à l'unisson de l'esprit pour la réalisation jusqu'au bout de ses idées.

Les dangers du dogmatisme en science politique, je dis dogmatisme suivi avec rigueur, tel qu'on peut le trouver d'ailleurs en un certain nombre d'ouvrages, sont donc nombreux. Il donne aux institutions politiques le fragile fondement de la raison; il court le risque de créer des pouvoirs sans force parce qu'ils ne sont pas faits pour s'adapter aux forces vives du pays; il compromet l'équilibre des pouvoirs; il menace la liberté parce qu'il érige l'absolu en système; — il rend ses erreurs d'autant plus dangereuses qu'il supprime l'hésitation par l'optimisme qu'il développe.

Les principes sur lesquels la méthode dogmatique repose sont erronés et ses conséquences sont grosses de périls, elle n'est pas la méthode cherchée de la science politique.

IV. - Part de vérité du dogmatisme dans le domaine politique.

Pour nier qu'il y ait en science politique des principes absolus que la conscience et la raison nous révèlent et qui peuvent et doivent être la clé de voûte de nos constructions, je ne contesterai pas l'existence de tout absolu dans le domaine politique et que le problème des institutions qui conviennent à un peuple, soit dominé par un principe de droit naturel.

Mais pour éclaircir ceci, et pour voir en quoi je me rapproche et combien pourtant je reste loin du dogmatisme, il faut entrer dans quelques explications.

Cet absolu, dont je reconnais que la science politique est dominée, tient à notre caractère d'êtres moraux.

Que l'individu humain soit soumis à une loi morale, cela résulte d'abord d'une intuition intime, de la conscience même que l'on ne peut nier, sans détruire le fondement en nous de toute certitude (1). Cela résulte, si l'on récuse ce témoi

(1) Sur ce fondement de notre connaissance de la loi morale, voy. SECRETAN, les droits de l'humanité: « Que nous ayons des devoirs, nous sommes incapables de

gnage de la conscience, de l'expérience même, en ce sens que nous voyons en chacun de nous des idées et des sentiments, idée du devoir, du bien et du mal, du mérite et du démérite, sentiments de respect, d'estime, d'admiration, de mépris, d'indignation, sentiments et idées qui supposent une règle, une loi suivant laquelle nous jugeons notre conduite et celle des autres, une loi qui nous dicte nos jugements et fait parler notre cœur (1). Cela résulte de la nécessité même qu'il en soit ainsi pour la conduite de la vie privée et de la vie sociale, qui ont besoin d'une règle pour échapper à l'anarchie et que cette règle ne soit pas capricieuse pour échapper à l'arbitraire. Cela résulte de l'attitude des philosophes qui tous, même quand ils n'hésitent pas à ébranler les bases de la certitude, cherchent à instituer une morale quelconque (2).

Mais si l'homme est soumis à une loi morale, si sa vie privée est ainsi sous l'empire de l'absolu, il en résulte que la société politique, qui est le milieu dans lequel l'activité individuelle doit se produire, ne peut échapper à tout principe.

prouver, mais ce n'est pas une chose qui ait besoin d'être prouvée ; toute la structure de nos lois et de notre vie; toute la connaissance que nous avons de nous-mêmes, reposent sur le devoir. Avec lui nous sommes, sans lui nous ne sommes rien. » p. 2. M. RENOUVIER admet également comme fondement de la morale « les idées confuses du devoir ». « La raison devient pratique en donnant une expression stricte à la loi morale dont les idées du devoir ont tracé les premiers linéaments dans toutes les sociétés humaines ». La nouvelle monadologie, LXVI, p. 143.

(1) La preuve de la loi morale par l'expérience, par les idées que nous en avons considérées comme « objet d'expérience » paraît en honneur parmi les philosophes qui s'occupent de trouver un fondement à la morale. M. OLLE-LAPRUNE nous dit, par exemple : « Il y a une expérience pratique et morale et il n'y a pas de vérité de l'ordre moral qui ne soit objet d'expérience, puisqu'il n'y en a aucune qui ne soit perçue par l'esprit au milieu de ces actions et réactions dont nous venons de parler... Les faits pratiques où sans cesse est présent ce que j'appelle ici l'invisible moral et divin, voilà le vrai et solide point de départ de toute pensée concernant les choses morales et religieuses ». De la certitude morale, p. 33-34. Et c'est dans le même sens que M. F. RAUH dans son Essai sur le fondement métaphysique de la morale, s'oriente: « Nous voudrions, nous dit-il, montrer que les idées de devoir et de liberté réalisent précisément les conditions que la raison spéculative elle-même exige de la vérité qui doit fonder toutes les autres. » Introduction.

(2) L'exemple de Kant aboutissant dans la critique de la raison pure au doute absolu, mais par nécessité restaurant la certitude quant à la raison pratique, est particulièrement démonstratif. On a dit qu'il n'avait pu passer de l'une à l'autre que par « un coup d'Etat moral » ; mais il n'a pas eru pouvoir s'en abstenir,

Il faut que la société, qui est un moyen pour l'individu, respecte cette loi morale et en favorise même l'accomplissement par chacun de nous; il faut que la société, qui est aussi une forme de l'activité individuelle, tende à la réalisation de la loi morale (1). Et ainsi l'absolu se trouve réintégré dans l'ordre politique.

Il est vrai que ce principe de droit naturel auquel nous subordonnons l'ordre politique diffère profondément, et c'est par là que nous nous éloignons d'eux, des principes que les dogmatiques prennent pour guides.

Les principes des dogmatiques, en effet, sont des principes précis, étroits, spéciaux : c'est la liberté de l'individu, c'est la souveraineté du peuple, c'est l'éducation du citoyen par les institutions; celui auquel je soumets toute organisation politique est extrêmement large, puisqu'il se formule ainsi; l'organisation politique ne peut méconnaître la loi morale, elle doit en favoriser l'accomplissement par les individus qu'elle régit.

Les principes des dogmatiques, à cause de leur précision même, peuvent servir de clé de voûte à un système politique. De la liberté individuelle, de la souveraineté du peuple, de l'unité et de la continuité de la nation, on peut, nous l'avons vu, déduire toute une combinaison d'institutions et de règles. positives; notre principe, par sa généralité, ne se prête pas à ce travail de déduction, il ne contient pas un principe qui puisse servir de germe à tout un système.

(1) La loi morale de l'homme, dont le respect s'impose ainsi à la société, c'est évidemment le développement de notre nature. Notre nature, quelqu'en soit l'origine, s'impose à nous, c'est la matière donnée à notre travail. « Notre devoir, a-t-on dit, c'est notre nature même, ou plutôt notre nature, c'est notre devoir ». SECRETAN, Les droits de l'humanité, p. 28. « Ce qui distingue un être d'un autre être, disait JOUFFROY, c'est son organisation.... chaque être a donc sa nature à lui, et parce qu'il a sa nature à lui, il est prédestiné par cette nature à une certaine fin.... Le bien pour lui c'est d'accomplir sa fin, d'aller jusqu'au but pour lequel il est organisé ». Cours de droit naturel, 4' édit., t. I, p. 25-28. « Les lois naturelles sont celles qui découlent comme des conséquences nécessaires, et forcément voulues par Dieu de la nature qu'il nous a donnée et qui se manifeste à notre seule raison ». M. de VAREILLES SOMMIERES, Principes fondamentaux du droit, p. 20. « Le principe moral qui protège le droit, c'est l'inviolabitité de la personne morale ». BOISTEL, Cours de philosophie du droit, t. I, p. 72.

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