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une servitude internationale, il en est peu à qui on puisse reconnaître la souveraineté absolue et entière que la théorie exige.

Par cela même qu'elle est une doctrine d'absolutisme, cette théorie a construit l'Etat à l'image autocratique du prince; ses conséquences sont funestes tant dans le domaine du droit public interne que dans celui du droit des gens: en droit public interne, elle refoule les libertés de l'individu sous l'omnipotence de l'Etat et les aspirations à la vie locale sous l'excès de la centralisation; en droit des gens, elle exagère le sentiment des droits de l'Etat aux dépens de la communauté des nations c'est à elle que le droit international doit d'avoir vécu si longtemps sur le dogme étroit et sec de l'indépendance des Etats (1), tandis qu'aujourd'hui la solidarité humaine tend à donner à ce droit pour assise la théorie large et féconde de l'interdépendance des Etats (2). N'était sa simplicité logique

(1) La notion d'indépendance des Etats justement ébranlée par l'effort récent d'un vigoureux penseur (PILLET, Recherches sur les droits fondamentaux des Etats, Paris, 1899, p. 19 et s.) est encore, dans la littérature classique, le fondement et Je principe essentiel du droit des gens. Of the absolute international rights of States, one of the most essential and important, and that which lies at the foundation of all the rest, is the right of self-preservation (and independence). Cette formule caractéristique de H. WHEATON, Elements of international law, Boyd's ed. 1889, p. 82, exprime très exactement la théorie et la tendance des jurisconsultes anglais. Cpr. PHILLIMORE, Commentaries upon international law, 3e éd., 1879, I, p. 312, qui l'appelle le premier droit international (The right of selfpreservation... is the next International Right); CREASY, First platform of international law, 1876, p. 148 et 149. (The primary Rights of States are often stated to be The right to security, the right to independence, the right of equality, the right of ownership; these and other ramifications of rights which are added by some writers are in truth all mere branches and developments of the one Great Right of Self-preservation); SHERSTON BAKER, First steps in international law, 1899, p. 37.

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(2) L'ancienne formule de l'indépendance des Etats s'explique par une raison historique. A l'origine, l'idée d'universelle domination (World-Power) s'est opposée longuement à la naissance du droit des gens. C'est seulement après une longue lutte contre l'Empire et l'Eglise universelle que l'individualisme des monarchies nationales et de la Réforme l'a rendue possible. La même date (1648) marque l'échec de l'hégémonie mondiale, le triomphe des monarchies indépendantes et la naissance du droit international. Dans ces conditions, le droit international ne pouvait prendre d'autre fondement qu'un principe individualiste destiné à isoler les Etats les uns des autres. Ce fut le principe de la Self Preservation et de l'Indépendance, qui devint ainsi le dogme fondamental du droit des gens: indépendance vis-à-vis du Pape, indépendance vis-à-vis de l'Empereur, tels sont, à l'origine, ses deux articles fondamentaux ; l'indépendance est son premier principe. C'est un point qu'on trouvera très fortement mis en lumière, par Tн. A.

etsa grande clarté, cette vieille formule serait depuis longtemps abandonnée. Mais il ne faut pas hésiter à s'en séparer d'autant plus vite qu'elle a des conséquences plus malheureuses. Non seulement elle n'est pas vivante, parce qu'elle laisse en dehors d'elle un grand nombre de faits historiques sans les expliquer (pays vassaux, pays protégés, Etat fédéral, servitudes internationales, neutralisation), mais encore elle est anti-libérale, parce que c'est une doctrine de force et d'exclusivisme, contraire à l'indépendance de l'individu dans la cité et à l'interdépendance des Etats dans le monde, c'est-à-dire à la solidarité des nations dans l'humanité.

Tout en rejetant ce système, on pourrait conserver à l'Etat le nom de « Souverain ». Mais alors il faudrait réviser la notion de la souveraineté et donner à ce terme un sens différent de celui qui a été admis jusqu'ici. Il faudrait chercherà démontrer que cette notion a été prise dans un sens trop exclusif par

WALKER, A history of international law, 1900. Mais, après l'échec définitif de l'Empire et de l'Eglise universelle, le principe de l'Indépendance perdait chaque jour davantage sa raison d'être originaire. Peu à peu, la pratique s'en écarta. Au système de non-intervention, qu'appelait la théorie de l'Indépendance absolue, la diplomatie substitua la pratique de l'intervention: d'abord dans l'intérêt des rois (Sainte Alliance, 1815), puis dans l'intérêt des nationalités et dans celui de l'humanité. Des devoirs nouveaux, répression de la traite, protection des chrétiens d'Orient, introduisirent dans le droit international - jusque-là borné au respect mutuel des indépendances une notion nouvelle: celle du respect des droits de l'humanité. L'Etat n'est pas une fin ni un but, mais un moyen; en droit interne, il a pour mission d'assurer le libre développement des individus; en droit international, il a pour tâche la protection de ses ressortissants et par surcroît d'assurer le libre exercice des droits de l'humanité: droit au commerce droit à la justice, droit à la liberté, droit à la paix. A l'ancien droit international, fondé sur l'Etat, se substitue progressivement un droit nouveau basé sur l'homme. Ce n'est pas l'Etat, c'est l'humanité, qui est le but et la fin du droit international. Mais, pour atteindre cette fin, la collaboration des Etats est nécessaire le devoir d'humanité étant commun, l'action peut et doit être commune. Par là se substitue au vieux principe de l'isolement celui du concert; au système de l'individualité, celui de la solidarité. A mesure que la notion des droits de l'humanité pénètre davantage dans le droit international, la notion de la solidarité s'y introduit avec plus de force. La théorie du pacigérat (DESCAMPS, Le droit de la paix et de la guerre, Paris, 1898, et Rapport au Congrès interparlementaire de la paix, Paris, 1900), et l'application qui en a été faite, par l'art. 27 de la Conférence de La Haye (Cpr. A. DESJARDINS, Les résultats de la Conference de La Haye; MERIGHNAC, La Conférence de la Paix, p. 333 et s.) est la preuve la plus manifeste d'une orientation nouvelle du droit international, qui, de l'idée de l'individualité des Etats, passe à l'idée de leur solidarité, par cela même qu'il prend davantage conscience des intérêts supérieurs de l'humanité.

les premiers internationalistes dont l'effort avait pour objet de dégager l'indépendance absolue des Etats en luttant contre les tentatives contraires de l'Empire et de la Papauté (1). Il faudrait, à la souveraineté nécessairement absolue et indivisible, substituer l'idée d'une souveraineté susceptible de se diviser: ce ne serait peut-être pas dénaturer le mot, mais ce serait le prendre en un sens qui n'est pas usuel en matière internationale et s'exposer à être mal compris; mieux vaut, croyonsnous, déclarer franchement qu'il existe des Etats souverains et des Etats non souverains; les premiers n'ayant au-dessus d'eux que les règles du droit, auxquelles est soumise toute activité libre, et ne s'exposant en cas de méconnaissance de ces règles qu'aux sanctions générales du droit des gens; les autres subordonnés, au moins pour une portion de leur activité, à une puissance supérieure, sans cesser pour cela d'être considérés comme des Etats et d'en exercer toutes les prérogatives qui ne sont pas inconciliables avec les droits de la puissance supérieure.

C'est bien vers cette classification que paraît s'acheminer la science allemande. De très bonne heure les auteurs allemands se sont aperçus que la notion courante de souveraineté ne pouvait leur convenir pour caractériser l'Etat. Tandis que les auteurs français admettaient la possibilité d'une souveraineté amoindrie, sans essayer de préciser davantage (2), les écrivains allemands ont essayé de formuler, pour caractériser l'Etat, un criterium autre que celui de la souveraineté. Ils

(1) Cpr. TH.-A. WALKER, A history of international law. V. aussi note précédente.

(2) CALVO (Le droit international, 3e éd., 1880. t. I, § 41) exprime l'idée que le caractère essentiel de la souveraineté d'un Etat ne repose pas sur son plus ou moins de dépendance d'un autre Etat, mais bien sur la faculté qu'il a de se donner une constitution, de fixer ses lois, d'établir son gouvernement, sans l'intervention d'aucune nation étrangère. Il en résulte que, pour lui, la dépendance d'un Etat à l'égard d'un autre est bien une limite imposée à sa souveraineté, mais n'en est pas la négation absolue, CHRÉTIEN (Principes de droit intern. public, p. 202 et 252), après avoir distingué le droit d'autonomie (ou souveraineté interne), et le droit d'indépendance (ou souveraineté externe), expose que la restriction apportée à la souveraineté absolue peut être plus ou moins considérable; suivant lui, il est nécessaire, pour qu'il y ait un Etat, que la souveraineté extérieure soit au moins en partie conservée. (Sur cette doctrine, V. infrà, nos développements concernant la seconde question posée ci-dessus). Cpr. PIEDELIÈVRE, Droit intern. public, p. 66-67, BONFILS-FAUCHILLE, Droit intern, public, p. 78. 4

REVUE DU DROIT PUBLIC. -T. XV

entraient là dans une voie nouvelle et difficile et il ne faut pas s'étonner qu'ils aient dù multiplier les hypothèses et les systèmes. Quelques-uns d'entre eux s'attachent pour caractériser l'Etat non point à la nature ou à la quantité des pouvoirs qui lui appartiennent, mais à son but: ils essaient de distinguer l'intérêt national, qu'il a pour mission de réaliser, de l'intérêt local dont la poursuite rentre dans la tâche de la province ou de la commune (1). Mais on a fait observer fort justement que ce n'est pas le but en vue duquel une institution juridique est employée qui peut servir à en déterminer la nature, une même institution juridique pouvant servir aux buts les plus variés. D'ailleurs on n'arrive, en suivant cette voie, qu'à des formules extrêmement vagues; le criterium ne peut servir à distinguer une province ayant un territoire étendu, peuplée d'une population à peu près homogène, d'un petit Etat vivant dans une certaine dépendance d'un Etat plus puissant. Les intérêts que ces deux espèces de communautés politiques (par exemple une colonie de self-governement et un Etat protégé) auront pour mission de réaliser apparaîtront identiques. Aussi la plupart des auteurs, mieux inspirés à notre avis, cherchent le criterium dans la somme de pouvoirs qui reste entre les mains de la communauté politique qu'il s'agit de caractériser. Pour Laband, par exemple, le criterium se trouve dans l'Herrschaftsrecht, c'est-à-dire dans le droit de commander aux personnes libres, droit qui appartient en propre à l'Etat, alors que la commune ne peut l'avoir que par délégation (2). Pour Jellinek, dans ses premiers ouvrages, il est dans le pouvoir d'agir sans être soumis à un contrôle supérieur (3). Georg Meyer le voit dans ce fait que la puissance qui domine l'Etat non souverain est juridiquement limitée, alors que la puissance qui domine la commune est juridiquement illimitée; et il en résulte, suivant lui, que l'Etat possède nécessairement deux prérogatives que la com

(1) Ce système a été principalement développé par Rosin, Souveränitat, Staat, Gemeinde, Selbstverwaltung, dans HIRTH's Annalen des deutschen Reiches, 1883, p. 265 et suiv. Nous trouvons la même direction d'idées dans BRIE. Theorie der Staatenverbindungen (Festgabe zum Jubiläum der Universität Heidelberg), 1868. (2) LABAND, Deutsches Staatsrecht, 2e éd., t. I. p. 63.

(3) JELLINEK, Staatenverbindungen, p. 40. Cet auteur a quelque peu modifié sa formule dans ses ouvrages postérieurs. V. la note suivante.

mune ne possède pas: celle d'accomplir d'après ses propres lois certaines fins politiques, celle de régler d'après ses propres lois sa propre organisation (1). Rehm s'attache à l'idée que l'Etat conserve la souveraineté (c'est-à-dire le droit de dire le dernier mot) dans un cercle d'affaires déterminé, et il admet, pour caractériser cette situation, l'expression de misouveraineté (2). Rosenberg déclare que l'Etat possède la Gebietshoheit, en vertu de laquelle son substratum ne peut ètre ni étendu ni diminué, ni supprimé par une communauté humaine supérieure (3). Gareis, enfin (pour ne pas poursuivre une énumération qui pourrait indéfiniment s'allonger) aperçoit ce caractère distinctif de l'Etat dans la faculté qu'il possède d'élever à la dignité de droit l'intérêt qu'il veut (4).

On comprendra sans peine que nous ne puissions ici discuter une à une toutes les formules précédentes. Mais on doit remarquer que toutes ont un point commun: pour distinguer l'Etat des autres communautés à base territoriale, il faut s'attacher non à l'indépendance, qualité toute négative, mais aux prérogatives positives qui doivent appartenir à l'Etat et dont l'indépendance n'est que la manifestation et la garantie extérieure (5). L'Etat exerce des droits de puissance publique qui

(1) GEORG MEYER, Deutsches Staatsrecht, § 1, note 17 (5o éd). Le critérium proposée par Georg Meyer est aussi, dans ses traits essentiels, celui qu'a adopté Jellinek dans son dernier ouvrage. Allgemeine Staatslehre, p. 446 et suiv. (2) REHM, Allgemeine Staatslehre (dans le Handbuch de Marquardsen), p. 65 et suiv.

(3) ROSENBERG, dans Archiv für öffentliches Recht, t. XIV, p. 388 et suiv. (4) GAREIS, Allgemeines Staatsrecht (dans le Handbuch de Marquardsen), § 10. (5) JELLINEK (Staatenverbindungen, p. 22-23) a bien montré que ces deux faces de la souveraineté ne sont au fond que les manifestations d'un seul et même pouvoir, et que l'indépendance (ou souveraineté du droit des gens) suppose la souveraineté du droit interne. Cpr. ZORN, Staatsrecht, 2° éd., p. 66, note 12. HAENEL, Staatsrecht, t. II, p.118, et les divers auteurs cités par JELLINEK Allgemeine Staastlehre, p. 432, note 1. V. aussi, parmi les auteurs français, BONFILS, Droit international, p. 84, qui exprime l'idée que la seconde est la base, le support de la première, et LE FUR, Etat fédéral et confédérations d'État, p. 444. On ne doit pas d'ailleurs, comme on le fait souvent, confondre cette distinction, entre les deux faces de la souveraineté, avec la distinction dont nous parlerons plus bas entre la souveraineté interne ou intérieure (c'est-à-dire le droit de gérer librement ses affaires intérieures) et la souveraineté externe ou extérieure, (c'est-à-dire de se comporter librement dans ses relations avec les autres puissances). Les restrictions à la souveraineté-indépendance peuvent porter sur l'une ou l'autre de ces deux branches de la souveraineté positive: elles peuvent gêner l'Etat, soit dans ses affaires intérieures, soit dans ses relations avec les puissances étrangères.

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