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qui la représente comme incorporée à la Russie (manifeste du 5/17 juin 1808, traité de Frederickshamn, manifeste du 1er octobre 1809). Quand les textes représentent la Finlande comme annexée, incorporée ou cédée, ce n'est pas à la Russie qu'ils incorporent, sans quoi elle ne serait plus un Etat. Si, d'autre part, ils la représentent comme un Etat distinct à côté de la Russie, elle ne peut plus être annexée, incorporée ou cédée. Pour tout concilier il faut supposer que la Finlande est un Etat et que cet Etat est incorporé, non à la Russie, mais à l'Empire russe. Telle est, en substance, l'argumentation d'Hermanson. Mais la contradiction des textes qui représentent la Finlande comme un Etat et de ceux qui la représentent comme conquise, incorporée ou cédée, se lève d'une autre manière d'abord en observant que le 5/17 juin 1808, l'influence passagère de Klick avait supplanté un moment celle de Sprengtporten, et qu'alors le Tsar hésitait à reconnaître la Finlande comme un Etat, ensuite en considérant qu'au traité de paix, vis-à-vis de la Suède, la Russie n'avait pas à distinguer la Finlande d'elle-même, puisque, devant les tierces puissances, la Finlande privée d'existence internationale se confondait avec la Russie; enfin en remarquant que, dans le manifeste de 1809 au peuple russe, le Tsar se trouvait amené naturellement à reproduire les expressions même du traité, sans que pour cela leur sens originaire changeât. La base que ce système cherchait dans les textes lui manque. Il établit au-dessus de la Finlande et de la Russie un organisme nouveau, l'Empire russe, dont on ne trouve pas trace dans les documents de l'époque. Ceux-ci ne distinguent pas l'Empire de Russie, Etat simple (Kaiserthum) de l'Empire russe, Etat composé (Reich). Les textes sur lesquels Hermanson s'appuie ne disent pas que la Finlande a été incorporée à l'Empire russe, mais à l'Empire de Russie. Il est bien vrai qu'en maint endroit le Tsar parle de la réunion de la Finlande à l'Empire, sans rien ajouter (1). Mais dans un de ces textes, le 9/21 février 1816, il a clairement marqué qu'il entendait

(1) Par les décrets de la Providence et le succès de Nos Armes, le Grand Duché de Finlande ayant été uni pour toujours à notre Empire, etc... » (Edit impérial du 20 janvier 1809). « Comme, dès le premier jour de la réunion du Grand-Duché de Finlande à notre Empire, etc. » Décret du 9/21 février 1816), dans la Constitution du Grand-Duché de Finlande, p. 107 et 125.

ainsi, non l'Empire russe, Etat total, mais l'Empire de Russie, Etat simple. C'est dans ce texte, on s'en souvient, qu'Alexandre le créa le Sénat de Finlande « ainsi nommé, dit-il, en conformité avec la dénomination de l'organe suprême du gouverment de notre Empire »; comme il s'agit ici du Sénat russe, il est ainsi prouvé que les mots « Notre Empire » signifient simplement l'Empire de Russie ». Le manifeste du 27 mars 1826 parle de «< la réunion du grand-duché de Finlande à l'Empire de Russie ». Rien dans les textes ne marque donc, à cette époque, l'intention d'incorporer ou d'unir la Finlande non pas à la Russie (kaiserthum) mais à l'Empire russe (reich). La nuance était trop subtile pour être saisie, la langue trop peu nette pour le marquer. Mais il Mais il y a plus il est impossible, même aujourd'hui, de concevoir ainsi la Finlande vis-à-vis de la Russie. Pourquoi ? Parce qu'en élevant la Finlande au rang de << nation »> « libre dans l'intérieur » le Tsar aurait fait descendre au même niveau la Russie jusqu'alors souveraine à l'extérieur. Si la Finlande et la Russie sont deux parties de l'Empire russe, deux Etats simples vivant au sein de l'Empire russe, Etat total, il en résulterait que la Russie se serait diminuée en se rattachant la Finlande, puisqu'elle se serait abaissée à la situation de la Finlande en créant au-dessus d'elle un organisme total, seul doué du pouvoir extérieur. l'Empire, où la Finlande existerait comme elle. Or, telle n'a pu être la pensée du Tsar s'il a voulu élever la Finlande, il n'a pas voulu cependant abaisser la Russie de la pleine souveraineté qui était son régime, jusqu'à la souveraineté imparfaite qui est celui de la Finlande. Mais il y a plus pour que la Russie fut distincte de l'Empire russe, il faudrait que l'Empire russe eût un organe distinct de la Russie, tandis que cet organe est commun c'est le Tsar qui agit de la même manière comme chef de l'Empire russe (dans l'hypothèse d'Hermanson) et comme chef de l'Empire de Russie, de sorte qu'on ne voit pas comment l'Etat total, l'Empire russe, se distinguerait d'un des deux Etats dont il se composerait, la Russie.

Cette difficulté particulière conduit à l'hypothèse de Bornhak. Ce n'est pas à l'Empire russe (Etat total) mais à l'Empire de Russie (Etat simple) que la Finlande serait incorporée; seulement, au lieu d'être totale, son incorporation serait incom

plète. C'est la théorie créée par Bornhak de l'incorporation incomplète (Die unvolkommene Inkorporation). Déjà, dans une première étude, il l'avait esquissée (Einseitige Abhängigkeitsverhältnisse) (1). Il vient de la reprendre et de la mettre au point dans une seconde, Russland und Finnland (2). Partant de ce principe qu'aucun des types classés d'Etats composés ou subordonnés ne se retrouve ici, convaincu d'autre part que la Finlande n'est pas une province mais un Etat, l'auteur en conclut que la Finlande est un Etat incorporé partiellement à la Russie, c'est-à-dire pour les relations extérieures seules. Ne pouvant trouver un type connu qui réponde à la situation historique de la Finlande, il n'hésite pas à créer ce type, spontanément, sur la réalité. Puis, le type créé, les rapprochements accourent. Dans cette catégorie de « l'incorporation incomplète » il classe, immédiatement après le cas de la Finlande, celui de la Russie et de la Pologne, celui de la Prusse et du Lauenbourg. Mais de tels rapprochements sont dangereux. La situation de la Pologne, réglée par l'acte de Vienne, n'était pas vis-à-vis de la Russie la même que celle de la Finlande, réglée par la Diète de Borgo. Ne tenant pas ses droits d'elle-même, mais de puissances tierces, la Pologne n'entrait pas sous le sceptre des Tsars comme un Etat ; elle n'était pas nantie de droits propres en vertu d'une stipulation réciproque. Tout système qui voudrait identifier la situation de la Pologne et de la Finlande vis-à-vis de la Russie serait inexact. Enfin, de ces rapprochements, C. Bornhak déduit une théorie générale de l'incorporation incomplète qui ne saurait d'aucune façon convenir à la Finlande. Comparant l'« incorporation incomplète » à la suzeraineté, il marque entre elles ces deux différences: la première que, dans l'incorporation incomplète, le maître des deux Etats est le même, tandis que, dans la suzeraineté, vassal et suzerain sont différents (le Sultan ne pouvant être, par exemple, prince de Bulgarie); et cette première remarque est très exacte ; la seconde, que le vassal tend à la pleine indépendance, tandis que, dans l'incorporation incomplète, l'incorporé tend à

(1) C. BORNHAK, Einseitige Abhængigkeitsverhaltnisse unter den modernen Staatendans les Staats-und-völkerrechtliche Abhandlungen, herausgegeben von Jellinek et Meyer, I, heft 5. Leipzig, p. 62-68.

(2) Suprà cit.

l'incorporation complète, et dans ce sens il tire argument du cas de la Pologne vis-à-vis de la Finlande; mais, ici, nous ne pouvons le suivre. Si la russification tend à incorporer de plus en plus la Finlande, ce n'est pas, en effet, la conséquence normale d'une situation qui, par elle-mème, nous l'avons montré, n'est pas évolutive, mais stable. Voilà pourquoi nous n'accepterons pas la « théorie de l'incorporation incomplète de Bornhak, en tant du moins que théorie générale, groupant la Pologne, le Lauenbourg et la Finlande.

«

Pourquoi construire ici à tout prix une théorie générale ? Pourquoi vouloir, à toute force, ramener la situation de la Finlande à d'autres? Est-il nécessaire qu'elle trouve place dans une catégorie connue pour que son droit soit opposable à la Russie? S'il en était ainsi, la classification juridique jouerait un mauvais rôle; elle fermerait la liste des situations possibles d'après les nécessités de l'heure présente, sans tenir compte des nécessités de l'avenir. Puisque la Finlande est un Etat qui ne ressemble à aucun autre, pourquoi ne pas le dire franchement? De ce que la Finlande ne forme par rapport à la Russie, ni un Etat vassal, ni une union personnelle, ni une union réelle, ni un Etat particulier vis-à-vis de l'Etat fédéral, ni l'un des éléments de l'Empire russe, ni un Etat incomplètement incorporé au sens de Bornhak, il ne s'ensuit pas que la Finlande ne soit pas un Etat. Quand le droit romain eut épuisé la liste des contrats nommés, il en créa d'autres : les contrats innommés. Semblablement, le Droit public ne saurait, sans formalisme, arrêter, une fois pour toutes, la liste des rapports d'Etat à Etat. Tous ceux qui ont tenté d'arrêter la formation spontanée du droit privé par la codification ont vu leurs règles peu à peu débordées, puis renversées par l'incessant mouvement de la vie. De même, tous ceux qui tenteraient, par leurs classifications, d'arrêter le développement continu du droit public, verraient leurs systèmes peu à peu submergés par le perpétuel progrès de l'histoire. Il y a peu de temps, le droit public ne connaissait pas l'hinterland; il ne pratiquait pas encore l'occupation à titre de bail. Chaque jour la politique apporte au droit des inventions. nouvelles, que l'analyse ne peut, sans les fausser, introduire dans les cadres anciens. Parce que ces rapports ne rentrent pas

dans d'autres, s'ensuit-il qu'ils doivent être proscrits et que les conventions dont ils sortent ne doivent pas être obéies? C'est ainsi qu'ont raisonné certains auteurs, notamment F. de Martens (1). Mais de ce qu'elle ne rentre pas dans les rapports d'Etat à Etat généralement classifiés, il ne s'ensuit pas que, vis-à-vis de la Russie la Finlande ne soit pas un Etat, ni surtout qu'elle n'ait pas, vis-à-vis de la Russie, les droits que celle-ci lui a solennellement reconnus.

IV

Nous touchons ici à la plus grave question du problème : celle de savoir qui doit l'emporter des classifications de la doctrine ou des réalités de l'histoire. La Finlande n'est pas un Etat comme les autres et son rapport avec la Russie ne rentre nettement dans aucun autre rapport d'Etat à Etat. Est-ce une raison pour que la Finlande ne soit pas un Etat, alors que le Tsar Alexandre Ier l'a voulu constituer comme tel et que ses successeurs ont fait de cette promesse, non pas une simple formule de courtoisie, non pas une fiction polie, mais une réalité vivante? Certains auteurs hésitent et rejettent la Finlande au rang d'une province, uniquement parce qu'elle résiste à leurs tentatives de généralisation sur la souveraineté, sur l'Etat, sur l'union. Les imiter c'est dénaturer le rôle de la science. Le droit public ne doit pas plus méconnaître l'histoire que les sciences naturelles n'ont le droit de méconnaitre la vie : que dirait-on d'un botaniste qui nierait l'existence d'une plante nouvelle parce qu'elle ne rentrerait pas dans les espèces connues? que dire alors d'un jurisconsulte qui nie l'existence d'un organisme indépendant, la Finlande, sous prétexte que son genre d'indépendance ne rentre pas dans les indépendances déjà classifiées ? Sans doute, tout ce qui est dans la vie. n'est pas dans le droit : le droit repousse les monstruosités, les situations contraires à la justice et même les situations qui, sans être injustes, sont par leur nature éphémères. Mais tel n'est pas le cas de la Finlande. Sa situation est conforme à la justice, puisqu'elle respecte les droits d'une nationalité, tels

(1) F. DE MARTENS, Droit international (trad. Léo), I p. 325.

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