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qu'ils ont été fixés par le plébiscite de Borgo; et sa situation. n'est pas éphémère puisqu'elle a pour but de concilier un régime libéral, auquel la Finlande ne saurait renoncer, avec le système autocratique que la Russie n'est pas près d'abdiquer. Il suffit que le mode de rattachement de la Finlande à la Russie réponde à un besoin légitime de la pratique pour qu'il ait accès, non pas seulement dans l'histoire, mais dans le droit or ce besoin pratique est certain c'est celui d'assurer la divergence des constitutions intérieures avec l'unité de la politique extérieure. La cause est légitime, l'institution vivante et pratique ; elle est par elle-même dans la réalité : pourquoi ne serait-elle pas dans le droit ?

Tous ceux qui ont protesté contre cette conclusion ont fait fausse route. Ceux qui ont rabaissé la Finlande au rang d'une province ont abouti à la violation de ce principe sacré que tout contrat doit être respecté : Pacta privatorum tuetur jus civile, disait Bynhershoek, pacta principum bona fides. Tout système qui délie le tsar de la parole donnée en lui permettant de modifier souverainement la constitution finlandaise contredit ce principe élémentaire de justice. Aussi certains esprits ont-ils cherché, tout en refusant à la Finlande la qualité d'Etat, à maintenir le caractère inviolable des droits qui lui appartiennent. Ils ont dû alors et en cela encore ils se sont écartés, suivant nous, des véritables principes créer une catégorie intermédiaire entre la province et l'Etat. L'effort le plus remarquable en ce sens a été fait par Jellinek dans une dissertation (1) où il modifie profondément quelques unes des idées qu'il avait antérieurement émises. Il ne maintient plus en effet la définition de l'Etat qu'il avait donnée antérieurement, et que nous avons analysée plus haut. Il reconnaît dans l'Etat trois éléments essentiels un territoire, des nationaux, une puissance publique lui appartenant en propre. Pour que ce dernier élément existe, il faut que l'Etat ait le droit de régler lui-même sa constitution, mais cela ne suffit pas; il faut en outre qu'il ait le droit d'exercer par lui-même toutes les fonc

(1) Ueber Staatsfragmente, dans Festgabe zur Feier des Geburtstags des Grossherzogs Friedrichs von Baden. Heidelberg, 1896, p. 261 et suiv. L'auteur a, depuis lors, repris toute cette théorie dans son dernier ouvrage : Allgemeine Staatslehre, p. 594 et s.

tions de l'Etat législation, administration, justice. Sans doute, il peut, à l'égard de quelques-unes de ces fonctions, être limité par un pouvoir supérieur, car l'auteur continue à admettre que l'Etat n'est pas nécessairement souverain; mais il doit, pour être un Etat, les exercer toutes. L'Etat non souverain possède une organisation d'Etat complète et, ce qui le caractérise, c'est que si l'on supprime l'Etat qui le limite, il deviendra immédiatement,et sans avoir à se donner une organisation nouvelle, un Etat souverain. C'est par exemple ce qui s'est produit en 1806 pour les divers Etats de l'Allemagne à la suite de la dissolution de l'Empire; c'est ce qui se produirait aujourd'hui encore pour la Bulgarie si l'on supprimait la Turquie. Mais entre l'Etat ainsi défini et la simple province, beaucoup de degrés intermédiaires sont possibles. Il y a des territoires ou des pays qui ne correspondent pas à la définition de l'Etat qui vient d'être donnée, mais qui possèdent quelques-uns des éléments de l'Etat. Si l'on supprime la souveraineté qui les limite, ils auront besoin, pour ne pas être en état d'anarchie, de se donner une organisation nouvelle. Ce ne sont pourtant pas de simples provinces parce qu'ils exercent certaines attributions qui ne peuvent appartenir qu'à l'Etat. Ce sont des fragments d'Etat (Staatsfragmente).

Dans cette catégorie intermédiaire l'auteur range notamment les territoires protégés de l'Allemagne, qui ont deux des éléments de l'Etat (le territoire et la nationalité propres), mais qui ne sont pas des Etats parce qu'ils ne possèdent aucune parcelle de la puissance publique; les colonies anglaises à self-governement, telles que le Canada, qui ont un territoire, une Constitution, des organes de la puissance publique leur appartenant en propre, qui exercent même la plupart des fonctions de l'Etat, mais à qui il manque une nationalité propre et un pouvoir suprême distinct du pouvoir suprême anglais; les territoires nord-américains, l'Islande, l'AlsaceLorraine, les pays de la couronne d'Autriche, qui présentent un type analogue; enfin la Croatie/Slavonie et la Finlande, qui sans être des Etats se rapprochent de l'Etat complet beaucoup plus que les territoires précédents. A la Finlande, notamment, il ne manque qu'une chose un souverain qui soit bien à elle et qui soit bien distinct du souverain de l'Empire russe.

Il est à remarquer (et l'auteur insiste lui-même sur ce point) que les divers pays compris dans cette liste n'ont point tous la même situation au point de vue des modifications possibles à leur organisation : les uns doivent se soumettre à toute modification apportée par la puissance souveraine dont ils dépendent; les autres ont le droit de discuter d'une manière plus ou moins directe les modifications qu'on chercherait à leur imposer; d'autres enfin, et c'est le cas de la Finlande, sont dotés d'une Constitution qui ne peut être modifiée qu'avec leur assentiment. La situation de ces pays est, comme le fait remarquer l'auteur, plus stable que celle de beaucoup d'Etats; car dans la plupart des Etats fédéraux les modifications à apporter dans les rapports entre l'Etat central et les Etats particuliers sont bien soumises à des règles fixes auquel l'Etat central doit se soumettre, mais ne sont point subordonnées au consentement des Etats particuliers. La classificatiou proposée n'attache donc qu'une importance tout à fait secondaire au caractère que nous considérons comme le criterium de l'Etat. C'est là le plus grave reproche que nous ayons à lui faire : elle réunit sous une même espèce des pays que nous regardons comme appartenant à deux catégories juridiques nettement distinctes ceux qui ont des droits propres et ceux qui n'en ont pas. Les premiers, par cela seul qu'ils ont des droits de puissance publique opposables au pays souverain dont ils dépendent, sont pour nous de véritables Etats; les autres ne sont que des provinces douées d'une autonomie étendue. Seule cette classification nous paraît admissible parce que seule elle présente un intérêt juridique. Le droit peut relever, pour la commodité de l'exposition ou de l'enseignement les différences de détail qui existent entre les diverses communautés politiques ; il peut montrer que dans chaque classe il y a des types divers, et que les types inférieurs de l'une se rapprochent singulièrement en fait des types supérieurs de l'autre. Mais dans cette chaîne dont tous les anneaux se touchent, sa tâche propre est d'indiquer où doit se faire la coupure; et cette coupure ne doit point se faire arbitrairement, elle doit correspondre à une différence essentielle et ne point laisser dans un même groupe les types les plus disparates.

En ce qui concerne particulièrement la Finlande, nous

n'admettrions pas son classement dans le groupe intermédiaire imaginé par Jellinek, alors même que nous n'aurions aucune objection à présenter contre le principe du groupement. Nous l'avons déjà montré, la Finlande est un Etat possédant tous les caractères essentiels de l'Etat non souverain et l'objection faite par l'auteur à cette thèse (l'absence d'un chef d'Etat propre à la Finlande) n'est point fondée. En la plaçant dans la catégorie intermédiaire, à côté de pays auxquels on ne reconnaît aucun droit propre, Jellinek affaiblit le droit dont il prétend imposer le respect. Sa classification, qui est inutile parce qu'elle n'ajoute rien à l'histoire, et ne correspond à aucun caractère juridique essentiel, devient ici dangereuse parce qu'elle contribue à faire interpréter la situation de la Finlande suivant des analogies trompeuses.

D'autres tireront de cette étude les résultats pratiques qu'elle comporte dans les éventualités de l'heure présente. Il est à souhaiter que les Tsars, comprenant les vrais intérêts de la Finlande et de la Russie, fassent honneur à la parole d'Alexandre Ier. Mais au terme de cette étude, notre conclusion, plus modeste, sera que le droit public doit se défier des systèmes et surtout se garder de leur sacrifier les faits. Tout ce qui touche l'Etat et ses formes appartient essentiellement à l'histoire. En s'écartant de ce principe si simple, le droit public oublierait comment il s'est construit. Comment toutes les théories, si nombreuses et si variées, dont on excipe aujourd'hui contre la Finlande se sont-elles formées? Ont-elles jailli spontanément de la raison? Bien au contraire, c'est des faits qu'elles sont nées; c'est sur l'histoire qu'elles se sont construites. Si, par exemple, l'Etat s'est défini par la souveraineté, c'est à l'époque de Bodin et de Grotius, au temps des monarchies absolues, qui, unifiant le prince et l'Etat, voulaieut retrouver dans le second le pouvoir intégral qu'elles entendaient accorder au premier. Si, plus tard, la notion d'Etat s'est isolée de la notion de souveraineté, c'est afin d'expliquer la situation spéciale faite aux Etats particuliers dans l'Etat fédéral, les premiers gardant la qualité d'Etat, tandis que l'autorité centrale se réfugie dans le second. Toujours, par conséquent, les définitions de l'Etat ont été influencées par les faits et, si ces définitions sont différentes, c'est que les faits consi

dérés sont différents. Les auteurs sont en désaccord sur leurs formules et plus d'un s'imagine, sans doute, les tirer in abstracto de la raison pure. Mais si variées qu'elles soient, ces formules n'en ont pas moins la même source, qui est le fait; si différentes qu'elles se présentent, ces définitions n'en ont pas moins une inspiration unique, qui est l'histoire : l'histoire unitaire de la France chez les auteurs français, l'histoire fédérale de l'Allemagne chez les auteurs allemands. Et dès lors on ne voit pas pourquoi les auteurs, qui ont créé ces formules par observation des faits, pourraient méconnaître en leur nom d'autres faits? Si ces formules puisent dans l'examen de l'histoire le meilleur de leur autorité, on ne voit pas pourquoi on pourrait s'en servir pour condamner d'autres manifestations de l'histoire? L'Etat est une réalité organique, vivante, à laquelle le droit fixe des règles, mais qu'il ne peut par lui seul ni créer, ni effacer. C'est donc aux réalités de l'histoire que le droit est tenu de se conformer lorsqu'il définit, c'est-à-dire constate, cette autre réalité qui est l'Etat. Peu importe que la Finlande ne réponde pas à toutes les définitions de l'Etat. Par cela seul que les faits lui donnent cette qualité d'Etat, ce n'est pas la Finlande qui doit être exclue du rang des nations, ce sont ces définitions trop étroites qui doivent être ou rejetées, ou élargies. C'est à l'histoire qu'il faut faire le sacrifice des systèmes plutôt que de faire aux systèmes le sacrifice de l'histoire.

L. MICHOUD et A. DE LAPRADELLE,

Professeurs à la Faculté de droit

de l'Université de Grenoble.

REVUE DU DROIT PUBLIC. -T. XV

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