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lit avec fureur, et ce qu'on n'y lit pas. Je viens d'énoncer mon opinion sur une foule d'auteurs anglais il est fort possible que je me sois trompé, que j'aie admiré et blâmé tout de travers, que mes arrêts paraissent impertinens et grotesques de l'autre côté de la Manche.

Quand le mérite d'un auteur consiste spécialement dans la diction, un étranger ne comprendra jamais bien ce mérite. Plus le talent est intime, individuel, national, plus ses mystères échappent à l'esprit qui n'est pas, pour ainsi dire, compatriote de ce talent. Nous admirons sur parole les Grecs et les Romains; notre admiration nous vient de tradition, et les Grecs et les Romains ne sont pas là pour se moquer de nos jugemens de Barbares. Qui de nous se fait une idée de l'harmonie de la prose de Démosthènes et de Cicéron, de la cadence des vers d'Alcée et d'Horace, telles qu'elles étaient saisies par une oreille grecque et latine? On soutient que les beautés réelles sont de tous les temps, de tous les pays : oui, les beautés de sentiment et de pensée; non, les beautés de style. Le style n'est pas comme la pensée cosmopolite; il a une terre natale, un ciel, un soleil à lui.

Les peuples du Nord, écrivant toutes les Lan

gues, n'ont dans ces Langues aucun style. Les vocabulaires variés qui encombrent la mémoire rendent les perceptions confuses : quand l'idée vous apparaît, vous ne savez de quel voile l'envelopper, de quel idiome vous servir pour la mieux rendre. Si vous n'aviez connu que votre Langue et les glossaires grecs et latins de sa source, cette idée se serait présentée revêtue de sa forme naturelle : votre cerveau ne l'ayant pas pensé à la fois dans différentes Langues, elle n'eût point été l'avorton multiple, le produit indigeste de conceptions synchrônes; elle aurait eu ce caractère d'Unité,de Simplicité, ce typede Paternité et de Race, sans lesquels les œuvres de l'intelligence restent des masses nébuleuses, ressemblant à tout et à rien. Le moyen d'être un méchant auteur, c'est de siffler à l'écho de la mémoire, comme à un perroquet, plusieurs dialectes un esprit polyglotte ne charme guère que les sourds-muets. Il est très bon, très utile d'apprendre, d'étudier, de lire les langues vivantes quand on se consacre aux lettres, assez dangereux de les parler et surtout très dangereux de les écrire.

Ainsi, plus ne s'élèveront de ces colosses de gloire, dont les nations et les siècles reconnaissent également la grandeur. Il faut donc

entendre dans un sens limité, à l'égard des Modernes, ce que j'ai dit plus haut de ces Génies-mères, qui semblent avoir enfanté et allaité tous les autres: cela reste vrai quant au fait, non quant à la renommée universelle. A Vienne, à Pétersbourg, à Berlin, à Londres, à Lisbonne, à Madrid, à Rome, à Paris, on n'aura jamais d'un poète allemand, anglais, portugais, espagnol, italien, français, l'idée une et semblable que l'on s'y forme de Virgile et d'Homère. Nous autres grands hommes, nous comptions remplir le monde de notre renommée, mais, quoi que nous fassions, elle ne franchira guère la limite où notre langue expire. Le temps des dominations suprêmes ne seraitil point passé? Toutes les aristocraties ne seraient-elles pas finies? Les efforts infructueux que l'on a tentés dernièrement pour découvrir de nouvelles formes, pour trouver un nouveau nombre, une nouvelle césure, pour raviver la couleur, rajeunir le tour, le mot, l'idée, pour envieillir la phrase, pour revenir au naïf et au populaire, ne semblent-ils pas prouver que le cercle est parcouru? Au lieu d'avancer on a rétrogradé; on ne s'est pas aperçu qu'on retournait au balbutiement de la langue, aux contes des nourrices, à l'enfance de l'art.

Soutenir qu'il n'y a pas d'art, qu'il n'y a point d'idéal; qu'il ne faut pas choisir, qu'il faut tout peindre; que le laid est aussi beau que le beau c'est tout simplement un jeu d'esprit dans ceux-ci, une dépravation du goût dans ceux-là, un sophisme de la paresse dans les uns, de l'impuissance dans les autres.

AUTRES CAUSES QUI TENDENT A DÉTRUIRE LES

RENOMMÉES UNIVERSELLES.

Enfin, outre cette division des Langues qui s'oppose chez le sernes Mod aux renommées universelles, une autre cause travaille à détruire les réputations: la liberté, l'esprit de nivellement et d'incrédulité, la haine des supériorités, l'anarchie des idées, la démocratie enfin est entrée dans la littérature, ainsi que dans le reste de la société. Or ces choses favorisant la passion de l'amour-propre et le sentiment d'envie, agissent dans la sphère des lettres avec une vivacité redoublée. On ne reconnait plus de maîtres et d'autorités; on n'admet plus de règles; on n'accepte plus d'opinions faites; le libre examen est reçu au Parnasse, ainsi qu'en politique et en religion, comme conséquence du progrès du siècle. Cha

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