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idées générales ont pénétré dans cette société particulière et la mènent. Mais l'aristocratie éclairée, placée à la tête de ce pays depuis cent quarante ans, aura montré au monde une des plus belles et des plus puissantes sociétés qui aient fait honneur à l'espèce humaine, depuis le patriciat romain. Les derniers succès de la couronne britannique sur le continent ont précipité sa chute: l'Angleterre victorieuse, de même que Bonaparte vaincu, a perdu son empire à Waterloo.

» En 1796 j'assistai à la mémorable séance de la chambre des Communes, où M. Burke se sépara de M. Fox. Il s'agissait de la révolution française, que M. Burke attaquait et que M. Fox défendait. Jamais les deux orateurs, qui jusqu'alors avaient été amis, ne déployèrent autant d'éloquence. Toute la chambre fut émue, et des larmes remplirent les yeux de M. Fox, quand M. Burke termina sa réplique par ces paroles:

Le très honorable gentleman, dans le dis» cours qu'il a fait, m'a traité à chaque phrase avec une dureté peu commune; il a censuré

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ma vie entière, ma conduite et mes opinions. >> Nonobstant cette grande et sérieuse attaque, » non méritée de ma part, je ne serai pas » épouvanté; je ne crains pas de déclarer mes

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» sentimens dans cette chambre, ou partout › ailleurs. Je dirai au monde entier, que la » constitution est en péril. C'est certainement une chose indiscrète en tout temps, et beau» coup plus indiscrète encore à cet âge de ma » vie, que de provoquer des ennemis ou de » donner à mes amis des raisons de m'abandonner. Cependant si cela doit arriver pour mon adhérence à la constitution britannique, je risquerai tout, et comme le devoir pu»blic et la prudence publique me l'ordonnent,

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» dans mes dernières paroles je m'écrierai: Fuyez la constitution française!»«- Fly from the french constitution. »

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» M. Fox ayant dit qu'il ne s'agissait pas de perdre des amis, M. Burke s'écria:

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» Oui, il s'agit de perdre des amis ! Je con»> nais le résultat de ma conduite ; j'ai fait mon » devoir au prix de mon ami, notre amitié est » finie: I have done my duty at the price of my friend; our friendship is at an end. J'avertis les très honorables gentlemen qui sont les » deux grands rivaux dans cette chambre, qu'ils doivent à l'avenir (soit qu'ils se meu⚫ vent dans l'hémisphère politique comme deux flamboyans météores, soit qu'ils marchent en» semble comme deux frères), je les avertis qu'ils

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» doivent préserver et chérir la constitution britannique; qu'ils doivent se mettre en garde contre les innovations, et se sauver du danger de ces nouvelles théories » « — From » the danger of these new theories. »

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Pitt, Fox, Burke ne sont plus, et la constitution anglaise a subi l'influence des nouvelles théories. Il faut avoir vu la gravité des débats parlementaires à cette époque, il faut avoir entendu ces orateurs dont la voix prophétique semblait annoncer une révolution prochaine, pour se faire une idée de la scène que je viens de rappeler. La liberté contenue dans les limites de l'ordre semblait se débattre à Westminster, sous l'influence de la liberté anarchique qui parlait à la tribune encore sanglante de la Convention. » M. Pitt, grand et maigre, avait un air triste et moqueur. Sa parole était froide, son intonation monotone, son geste insensible; toutefois la lucidité et la fluidité de ses pensées, la logique de ses raisonnemens subitement illuminés d'éclairs d'éloquence, faisaient de son talent quelque chose hors de ligne.

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J'apercevais assez souvent M. Pitt, lorsque de son hôtel, à travers le parc Saint-James, il allait à pied chez le roi. De son côté, Georges III arrivait de Windsor, après avoir bu de la bière

dans un pot d'étain avec les fermiers du voisinage; il franchissait les vilaines cours de son vilain châtelet, dans une voiture grise que suivaient quelques gardes à cheval, c'était là le maître des rois de l'Europe, comme cinq ou six marchands de la Cité sont les maîtres de l'Inde. M. Pitt, en habit noir, épée à poignée d'acier au côté, chapeau sous le bras, montait enjambant deux ou trois marches à la fois. Il ne trouvait sur son passage que trois ou quatre émigrés désouvrés: laissant tomber sur nous un regard dédaigneux, il passait le nez au vent, la figure pâle.

» Ce grand financier n'avait aucun ordre chez lui; point d'heures réglées pour ses repas ou son sommeil. Criblé de dettes, il ne payait rien, et ne se pouvait résoudre à faire l'addition d'un mémoire. Un valet de chambre conduisait sa maison. Mal vêtu, sans plaisir, sans passion, avide de pouvoir, il méprisait les honneurs et ne voulait être que William Pitt.

› Lord Liverpool, au mois de juin 1822, me mena dîner à sa campagne: en traversant la bruyère de Pulteney, il me montra la petite maison où mourut pauvre le fils de lord Chatam, l'homme d'état qui avait mis l'Europe à sa solde et distribué de ses propres mains tous les milliards de la terre. »

CHANGEMENT DES MOEURS ANGLAISES.

GENTLEMEN-FARMERS. CLERGÉ. GRAND MONDE.
GEORGES III.

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Séparés du continent par une longue guerre (1), les Anglais conservaient à la fin du dernier siècle leurs mœurs et leur caractère national. Tout n'était pas encore machine dans les classes industrielles, folie dans les hautes classes. Sur ces mêmes trottoirs où l'on voit maintenant se promener des figures sales et des hommes en redingote, passaient de petites filles en mantelet blanc, chapeau de paille noué sous le menton avec un ruban, corbeille au bras, dans laquelle étaient des fruits ou un livre; toutes tenant les yeux baissés, toutes rou

(1) Extrait de mes Mémoires.

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