Page images
PDF
EPUB

qui n'ait ses susceptibilités, ses défiances: on veut garder le sceptre; on craint de le partager; on s'irrite des comparaisons. Ainsi un autre talent supérieur a évité mon nom dans un ouvrage sur la littérature. Grâce à Dieu, m'estimant à ma juste valeur, je n'ai jamais prétendu à l'empire; comme je ne crois qu'à la vérité religieuse dont la liberté est une forme, je n'ai pas plus de foi en moi qu'en tout autre chose ici-bas. Mais je n'ai jamais senti le besoin de me taire quand j'ai admiré ; c'est pourquoi je proclame mon enthousiasme pour madame de Staël et pour lord Byron.

Au surplus, un document trancherait la question si je le possédais. Lorsque Atala parut, je reçus une lettre de Cambridge, signée G. Gordon, lord Byron. Lord Byron, âgé de quinze ans, était un astre non levé : des milliers de lettres de critiques ou de félicitations m'accablaient; vingt secrétaires n'auraient pas suffi pour mettre à jour cette énorme correspondance. J'étais donc contraint de jeter au feu les trois quarts de ces lettres, et à choisir seulement pour remercier ou me défendre, les signatures les plus obligatoires. Je crois cependant me souvenir d'avoir répondu à lord Byron; mais il est possible aussi que le billet

de l'étudiant de Cambridge ait subi le sort commun. En ce cas, mon impolitesse forcée se sera changée en offense dans un esprit irascible; il aura puni mon silence par le sien. Combien j'ai regretté depuis les glorieuses lignes de la première jeunesse d'un grand poète !

Ce que je viens de dire sur les affinités d'imagination et de destinée entre le chroniqueur de René et le chantre de Childe-Harold, n'ôte pas un seul cheveu à la tête du barde immortel. Que peut à la muse de la Dee, portant une lyre et des ailes, ma muse pédestre et sans luth? Lord Byron vivra, soit qu'enfant de son siècle comme moi, il en ait exprimé comme moi et comme Goëthe avant nous ) la passion et le malheur; soit que mes périples et le fallot de ma barque gauloise, aient montré la route au vaisseau d'Albion sur des mers inexplorées.

D'ailleurs, deux esprits d'une nature analogue peuvent très bien avoir des conceptions pareilles, sans qu'on puisse leur reprocher d'avoir marché servilement dans les mêmes voies. Il est permis de profiter des idées et des images exprimées dans une langue étrangère, pour en enrichir la sienne: cela s'est vu dans

tous les siècles, dans tous les temps. Moi-même ai-je été sans devanciers? Je reconnais tout d'abord que dans ma première jeunesse, Ossian, Werther, les Rêveries du promeneur solitaire, les Études de la nature ont pu s'apparenter à mes idées; mais je n'ai rien caché, rien dissimulé du plaisir que me causaient des ouvrages où je me délectais. Quoi de plus doux que l'admiration? c'est de l'amour dans le ciel, de la tendresse élevée jusqu'au culte ; on se sent pénétré de reconnaissance pour la divinité qui étend les bases de nos facultés, qui ouvre de nouvelles vues à notre ame, qui nous donne un bonheur si grand, si pur, sans aucun mélange de crainte ou d'envie.

ÉCOLE DE LORD BYRON.

Lord Byron a laissé une déplorable école (1) : je présume qu'il serait aussi désolé des ChildeHarold auxquels il a donné naissance, que je le suis des René qui rêvassent autour de moi. Les sentimens généraux qui composent le fond de l'humanité, la tendresse paternelle et maternelle, la piété filiale, l'amitié, l'amour, sont inépuisables; ils fourniront toujours deз inspirations nouvelles au talent capable de les développer; mais les manières particulières de sentir, les individualites d'esprit et de caractère, ne peuvent s'étendre et se multiplier dans de grands et nombreux tableaux. Les petits coins non découverts du cœur de l'homme sont un champ étroit; il ne reste rien à cueillir

(1) Suite de la citation des Mémoires.

dans ce champ, après la main qui l'a moissonné la première. Une maladie de l'ame n'est pas un état permanent et naturel; on ne peut la reproduire, en faire une littérature, en tirer parti comme d'une passion incessamment modifiée au gré des artistes divers qui la manient, et en changent la forme.

La vie de lord Byron a été l'objet de beaucoup d'investigations et de calomnies. Les jeunes gens ont pris au sérieux des paroles magiques; les femmes se sont senties disposées à se laisser séduire, avec frayeur, par ce Monstre, à consoler ce Satan solitaire et malheureux. Qui sait? Il n'avait peut-être pas trouvé la femme qu'il cherchait, une femme assez belle, un cœur vaste comme le sien? Byron, d'après l'opinion fantasmagorique, est l'ancien Serpent séducteur et corrupteur, parce qu'il a vu la corruption incurable de l'espèce humaine; c'est un génie fatal et souffrant, placé entre les mystères de la matière et de l'intelligence, qui ne voit point de mot à l'énigme de l'univers, qui regarde la vie comme une af freuse ironie sans cause, comme un sourire pervers du Mal : c'est le fils aîné du Désespoir qui méprise et renie, qui portant en lui une incurable plaie, se venge en menant à la douleur

« EelmineJätka »