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par la volupté tout ce qui l'approche; c'est un homme qui n'a point passé par l'âge de l'innocence, qui n'a jamais eu l'avantage d'être rejeté et maudit de Dieu; un homme qui, sorti réprouvé du sein de la nature, est le Damné du néant.

Tel est le Byron des imaginations échauffées.

Tout personnage qui doit vivre ne va point aux générations futures tel qu'il était en réalité; à quelque distance de lui, son Épopée commence on idéalise ce personnage; on le transfigure; on lui attribue une puissance, des vices et des vertus qu'il n'eut jamais; on arrange les hasards de sa vie, on les violente, on les coordonne à un système. Les Biographes répètent ces mensonges; les Peintres fixent sur la toile ces inventions, et la postérité adopte le fantôme. Bien fou qui croit à l'histoire ! L'histoire est une pure tromperie; elle demeure telle qu'un grand écrivain la farde et la façonne. Quand on trouverait des Mémoires qui démontreraient jusqu'à l'évidence que Tacite a débité des impostures en racontant les vertus d'Agricola et les vices de Tibère, Agricola et Tibère resteraient ce que Tacite les a faits.

Deux hommes distincts se rencontrent dans

lord Byron : l'homme de la nature et l'homme du système. Le poète s'apercevant du rôle que le public lui faisait jouer, l'accepta, et se mit à maudire le monde qu'il n'avait pris d'abord qu'en rêverie: cette marche est sensible dans l'ordre chronologique de ses ouvrages. Quant au caractère de son génie, loin d'avoir l'étendue qu'on lui attribue, il est plutôt assez resserré. Sa pensée poétique et passionnée n'est qu'un gémissement, une plainte, une imprécation; en cette qualité, elle est admirable : il ne faut pas demander à la lyre ce qu'elle pense, mais ce qu'elle chante.

Lord Byron a beaucoup d'esprit et de l'esprit très varié, mais d'une nature qui agite et d'une influence funeste; il a bien lu Voltaire, et il l'imite souvent. En suivant pas pas le grand poète anglais, on est forcé de reconnaître qu'il vise à l'effet, qu'il se perd rarement de vue, qu'il est presque toujours en attitude, qu'il pose complaisamment devant lui; mais l'affectation de bizarrerie, de singularité, d'originalité, tient, en général, au caractère anglais. Si lord Byron a d'ailleurs expié son génie par quelques faiblesses, l'avenir s'embarrassera peu de ces misères, ou plutôt il les ignorera; le poète cachera l'homme et interposera le ta

lent entre l'homme et les races futures: à travers ce voile divin, la Postérité n'apercevra le Dieu.

que

Lord Byron a fait époque; il laissera une trace profonde et ineffaçable: l'accident qui le rendit boîteux et qui augmenta sa sauvagerie, n'aurait pas dû l'affliger, puisqu'il ne l'empêcha pas d'être aimé. Malheureusement le poète ne plaçait pas toujours assez haut ses attachemens et les recevait de trop bas.

Plaignons Rousseau et Byron d'avoir encensé des autels peu dignes de leurs sacrifices : peut-être avares d'un temps dont chaque minute appartenait au monde, n'ont-ils voulu que le plaisir, chargeant leur talent de le transformer en passion et en gloire. A leurs lyres, la mélancolie, la jalousie, les douleurs de l'amour ; à eux, sa volupté et son sommeil sous des mains légères : ils cherchaient de la rêverie, du malheur, des larmes, du désespoir dans la solitude, les vents, les ténèbres, les tempêtes, les forêts, les mers, et venaient en composer pour leurs lecteurs, les tourmens de Childe-Harold et de Saint-Preux, sur le sein de la Padoana et del Can de la Madona.

Quoi qu'il en soit, dans le moment de leur ivresse, l'illusion de l'amour était complète :

du reste ils savaient bien qu'ils tenaient l'Infidélité même dans leurs bras, qu'elle allait s'envoler avec l'aurore; elle ne les trompait pas par un faux semblant de constance; elle ne se condamnait pas à les suivre, lassée de leur tendresse ou de la sienne. Somme toute, Jean-Jacques et lord Byron ont été des hommes infortunés; c'était la condition de leur génie : le premier s'est empoisonné; le second, fatigué de ses excès et sentant le besoin d'estime, est retourné aux rives de cette Grèce où sa Muse et la Mort l'ont tour à tour si bien servi.

LORD BYRON AU LIDO.

J'ai précédé lord Byron dans la vie, il m'a précédé dans la mort (1) : il a été appelé avant son tour; mon numéro primait le sien, et pourtant le sien est sorti le premier. Byron aurait dû rester sur la terre le monde me pouvait perdre sans s'apercevoir de ma disparition et sans me regretter.

:

Tout ce que j'ai vu passer, ou tout ce qui a passé autour de moi, depuis que j'existe, ne se peut dire. Que de tombeaux se sont ouverts et fermés sous mes yeux. Cent fois par le soleil ou par la pluie, au bord d'une fosse ouverte dans laquelle on descendait une bière avec des cordes, j'ai entendu le râlement de ces cordes; j'ai ouï le bruit de la première pelletée de

(1) Suite de la citation des Mémoires.

« EelmineJätka »