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plus agréable surprise; se joue du sublime, du pathétique, de son sujet, de son lecteur; commence mille illusions qu'il détruit aussitôt; fait succéder le rire aux larmes, cache la gaieté sous le sérieux, et la raison sous la folie, espèce de tromperie ingénieuse et nouvelle, ajoutée aux mensonges riants de la poésie.

Il semble que le peu d'importance qu'il paroît attacher à toutes ces imaginations, auroit dû désarmer la critique; cependant, à ce poëte si peu sérieux, même quand il paroît l'être le plus, elle a très sérieusement reproché le désordre de son plan. Vous savez mieux que personne, Monsieur, combien ce désordre est piquant, combien il a fallu d'art pour rompre et relier tous ces fils; pour faire démêler au lecteur cette trame, comme il le dit lui-même, d'événements entrelacés les uns dans les autres; pour l'arrêter au moment le plus intéressant, sans le rebuter; et, ce qui est le comble de l'adresse, entretenir toujours une curiosité toujours trompée.

Vous vous rappelez la fameuse querelle des anciens et des modernes. Connoissez-vous un auteur qui eût pu mettre un plus grand poids dans la balance? Les modernes, qu'on opposoit aux anciens, devoient aux anciens mêmes une partie de leur force. L'Arioste seul, vraiment original, pouvoit lutter contre eux avec ses propres armes; et ces armes, comme celles de ses héros, étoient enchantées.

Laissons à l'Italie cet éternel procès de la prééminence du Tasse et de l'Arioste, qui amuse la vanité nationale; leurs genres sont trop différents pour être comparés. Admirons la beauté noble, régulière, et majestueuse, de la poésie du Tasse; adorons les caprices

charmants, le désordre aimable et l'irrégularité piquante de la muse de l'Arioste. Une seule chose les rapproche: c'est le plaisir avec lequel on les lit, même dans les traductions les plus foibles, où pourtant l'Arioste avoit, quoique sous la même plume, perdu beaucoup plus que le Tasse; car, quel style parmi les modernes égale celui de l'Arioste? Vous l'avez vengé, Monsieur, de l'infidélité de ses premiers traducteurs, et je vous dirois volontiers, en style de chevalerie : « Vous avez redressé les torts de vos prédécesseurs. »

Cependant je vous crois déja trop de dévouement à la gloire de l'Académie, pour exiger que j'établisse votre supériorité aux dépens d'un homme estimable dont le nom est sur sa liste. L'ouvrage de M. de Mirabaud se lit avec intérêt; et, pour tout dire en un mot, il a traduit un roman, vous avez traduit un poëme.

Quelle obligation n'avons-nous donc pas, Monsieur, à votre vie retirée et paisible, puisqu'elle nous a valu des ouvrages aussi aimables! Combien vous devez la chérir vous-même, puisqu'elle a tant contribué à votre gloire! Cependant, Monsieur, je ne puis m'empêcher de faire contre elle quelques vœux, non en faveur d'un monde souvent frivole, qui ne vous offriroit aucun dédommagement des vrais plaisirs que vous auriez perdus, mais en faveur de l'Académie qui vous adopte: vous voyez qu'on s'y occupe de tout ce que vous aimez. Quittez donc quelquefois votre asile pour elle, et vous croirez ne l'avoir pas quitté.

LETTRE

A

L'ABBÉ BARTHÉLEMY,

A L'OCCASION DU VOYAGE D'ANACHARSIS.

Si vous ne deviez pas, Monsieur, être dégoûté d'éloges, je vous dirois que votre ouvrage m'a paru effrayant d'érudition et de connoissances, comme il m'a paru enchanteur de style et d'exécution. Avant vous, on n'avoit jamais imaginé qu'aucun ouvrage pût dispenser de lire Platon, Xénophon, tous les historiens, et tous les philosophes de la Grèce. Votre ouvrage, le plus beau résultat des plus profondes lectures, tient lieu de tout cela; et un littérateur peu fortuné avoit raison de dire que votre livre est une véritable économie. Il étoit impossible de faire de toutes ces idées et de toutes ces pensées une masse plus brillante et plus solide; et votre ouvrage m'a rappelé ce métal de Corinthe, composé de tous les métaux, et plus précieux qu'eux tous. C'est le génie qui a fondu tout cela.

Ces Grecs, qui savent à peine s'ils ont eu des aïeux illustres, seroient un peu étonnés, si on leur disoit qu'un étranger a passé trente ans de sa vie à faire leur intéressante généalogie, et a découvert les titres de leur gloire nationale.

On ne peut rien ajouter au charme de vos descriptions. Le plus grand poëte de la Grèce, cet homme dont vous avez si dignement parlé, passoit pour le premier de ses historiens; et son nouvel historien, auroit comme Platon, passé pour un de ses plus grands poëtes, si une action dramatique, des caractères bien soutenus, des images brillantes, sont de la poésie.

Les villes de la Grèce regardoient comme un titre de gloire d'être nommées dans les poëmes de celui dont elles se disputoient le berceau. Jugez, Monsieur, si moi, qui occupe dans l'empire des lettres un si petit coin, je dois être fier de trouver mon nom dans votre magnifique ouvrage. Il est intéressant pour toutes les classes de lecteurs; mais il acquiert un nouveau degré d'intérêt pour ceux qui ont vu les scènes des grands événements que vous décrivez. Vous avez vu les lieux mêmes aussi bien que les voyageurs les plus attentifs. En revenant d'Athènes, je m'étois flatté un moment d'être consulté par vous; je fus agréablement surpris d'être instruit par vous-même de tout ce que j'avois vu. On dit que l'Académie d'Athènes va être associée à

« EelmineJätka »