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sieurs autres manières, toutes également bonnes peut-être. >>

Rien de plus judicieux, en général, que ces observations, appliquées sur-tout à un sujet aussi étendu, aussi vague que l'Imagination; ajoutons, aussi stérile pour tout autre, par l'excès même de sa fécondité. Mais notre poëte se trouvoit là dans son élément; et l'on peut dire que la brillante déesse qui l'avoit si souvent et si bien inspiré, ne l'abandonna pas dans cette circonstance. L'un des critiques qui porta dans l'examen de cette magnifique composition le plus de goût, de justesse, et de sagacité, M. de Féletz, en donne une raison aussi vraie qu’ingénieuse. « C'étoit, dit-il, à la muse flexible et « brillante de Delille à s'emparer de ce sujet. << Il y a de grands traits de ressemblance entre <«<les caractères de sa poésie, et les divers em<«blèmes sous lesquels on nous représente l'I<<magination; personne ne pouvoit mieux que «<lui la revêtir de cette robe semée de mille « couleurs, et étincelante de brillants, que lui prête le poëte allemand Zacharie; il n'avoit « qu'à la revêtir de son style (').» « Comme l'auteur d'Athalie, dit encore un critique que j'ai

«

(1) Voyez Le Spectateur françois, tom. IX, pag. 325 et suivantes

de ceux qui venoient de l'asservir; et, désormais aveugle pour les beautés de détail, semées avec une profusion nouvelle dans ses derniers ouvrages, la critique n'y chercha, n'y releva que des fautes. Ce n'étoit plus le poëte qu'elle poursuivoit; c'étoit le Français dévoué à ses anciens maîtres; c'étoit le chantre de leurs illustres infortunes, dont elle s'efforçoit d'étouffer la voix sous les clameurs injurieuses de l'envie et de la médiocrité (1). Elle renouvela contre l'Homme des champs les critiques autrefois élevées contre le poëme des Jardins; elle se montra sans pitié pour la Pitié (2), et ne pardonna au poëte

(1) Il faut excepter du nombre de ces critiques, MM. de Féletz, Auger, Laya, l'auteur de cette notice, et quelques autres gens de lettres, qui ont toujours et hautement rendu au talent et au caractère de Delille la justice due à l'un et à l'autre.

(2) Allusion à une brochure intitulée: Point de pitié pour la Pitié, qui parut quelque temps après le poëme, en 1803. Cette première édition de la Pitié avoit subi des retranchements considérables; mais dans le temps même qu'ils faisoient ces concessions forcées à l'ombrageuse susceptibilité du gouvernement, les courageux éditeurs de Delille imprimoient une édition complète du même poëme; elle fut saisie, et l'un d'eux emprisonné: mais elle reparut en 1814, sous la date de 1805; et l'éditeur eut, à cette époque, l'honneur d'offrir à S. M. Louis XVIII et à l'empereur de Russie, le jour même de son entrée dans Paris, ces vers prophétiques, où le poëte avoit dit, douze ans auparavant, au jeune et magnanime Alexandre:

Sur le front de Louis tu mettras la couronne :
Le sceptre le plus beau, c'est celui que l'on donne.

ni ses beaux vers, ni sur-tout cette inébranlable fermeté de sentiments qui avoit bravé les menaces de la terreur, et qui sut résister aux séductions du pouvoir impérial.

Tout en effet fut mis en usage par Buonaparte pour obtenir au moins quelques accords d'une lyre invariablement dévouée aux Bourbons; une semblable conquête entroit plus encore dans les calculs de son ambition que dans ceux de sa vanité; et, quelque flatté qu'il eût pu se montrer des beaux vers de Delille, il l'eût été bien davantage de grossir d'une défection de plus la liste servile qui s'accroissoit chaque jour de noms surpris ou honteux d'y figurer. Le poëte fut inflexible ('); richesses, dignités,

(1) Une entrevue, longuement préparée, et obtenue avec beaucoup de peine, eut cependant lieu chez l'une des sœurs de Buonaparte, madame Bacciochi. Delille consentit à s'y rendre, bien résolu d'avance à ne rien accorder d'indigne de sa conduite et de son caractère; il tint parole. « Je suis bien charmé de vous voir ici!» dit à Delille le chambellan chargé de l'introduire. «Et moi, bien surpris de vous y trouver,» répliqua le poëte au grand seigneur de l'ancienne cour, qui s'étoit nommé. Buonaparte parla à Delille de sa traduction de l'Énéide, qui venoit de paroître, et sur-tout de la nouvelle édition du poëme des Jardins, dans laquelle il lui reprocha grossièrement d'avoir trop loué les Anglais. « Oui, répondit le peintre de Bleinheim, je n'ai pu refuser mon tribut d'éloges aux Marlborough ; mais, ajouta-t-il avec une expression remarquable de chaleur, je me suis hâté d'en revenir

décorations, tout fut offert, tout fut noblement refusé; et Delille eut le droit de dire:

Quand, suivant l'intérêt, le ton, l'ordre du jour,
Courageux, circonspect, emporté tour-à-tour,
Plus d'un adroit Protée, avec tant de prudence,
Plioit à tous les tons sa souple indépendance,
Rien ne put arracher un mot à ma candeur,
Une ligne à ma plume, un détour à mon cœur.
Imagin., ch. VI.

D'après ce témoignage incontestable, rendu par l'auteur lui-même à la constante pureté de ses sentiments, on eut lieu sans doute d'être surpris, en voyant paroître, au mois d'avril 1815, une espèce de dédicace en vers, attribuée à Delille, et adressée à l'Empereur Napoléon, en lui présentant la traduction des Géorgiques. Personne ne fut la dupe de cette ruse maladroite d'un libelliste ('); on ne songea pas même à la réfuter, tant le nom de Delille étoit au-dessus de pareilles attaques; mais tout le monde n'étoit pas à même d'en constater l'inexactitude.Voici les faits. Au mois de mars 1806,

bientôt à nos Turenne et à nos Condé(*). » Il est encore vert, dit Buonaparte à ceux qui l'entouroient; et il ne jugea pas à prode pousser la conversation plus loin: un seul mot venoit de lui apprendre à quel homme il avoit à faire.

pos

(1) L'auteur d'un pamphlet périodique qui s'intituloit le Nain Jaune.

(*) Cette scène se passoit quelques mois après la mort du duc d'Enghien.

le libraire Cl. Bleuet père, alors propriétaire de la traduction des Géorgiques, instruisit le gouvernement qu'il préparoit de cet ouvrage une édition grand in-4°; et il supplioit l'empereur de permettre qu'elle parût sous ses auspices, avec l'humble hommage d'une dédicace, au nom du libraire-éditeur. Feu M. Bleuet, homme d'ailleurs très recommandable, mais fort étranger à l'art des vers, eut recours dans cette circonstance à M. A. D., qui, très novice luimême dans l'art de louer S. M. I., prit pour texte de ses vers l'épilogue qui termine le poëme des Géorgiques, et en fit l'application aux brillants succès récemment obtenus par les armées françaises en Italie et en Allemagne. Le gouvernement renvoya la demande et la dédicace de Bleuet à la personne ordinairement chargée de ces sortes de rapports; mais cette personne fut remplacée quelque temps après dans ses fonctions, et le rapport, qui n'étoit pas encore fait quand l'édition parut, en 1807, n'eut jamais lieu depuis. Cette pièce, oubliée pendant dix ans dans les cartons du cabinet particulier, en sortit tout-à-coup pen⚫ dant les cent jours de l'usurpation de 1815, et offrit aux éditeurs du Nain Jaune l'occasion doublement heureuse de calomnier la mémoire de Delille, et de flatter Napoléon.

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