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doutât. Le prince offrit de parier qu'on ne le volerait pas, se réservant seulement de ne pas aller dans les foules, et le défi fut accepté.

Dès le lendemain Lenoir vint chercher le prince, qui se revêtit d'une simple redingote, et ils allèrent ensemble sur les boulevards neufs, l'un des endroits les moins fréquentés de Paris. Ils mirent pied à terre et passèrent la barrière, où ils laissèrent leur suite. Une conversation intéressante et la solitude du lieu où ils se trouvaient firent bientôt oublier le motif de la promenade; mais à peine eurent-ils fait deux cents pas dans la campagne, qu'ils aperçurent auprès d'une cahutte une femme du peuple, qui battait avec la plus grande inhumanité son enfant, âgé d'environ dix ans. Le duc d'Orléans s'empressa d'aller vers cette femme et lui reprocha sa brusquerie : « Ah! » monsieur, ne prenez pas son parti, vous ne saveż "pas toutes les sottises qu'il me fait : c'est un petit

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coquin qu'on ne peut pas mener comme on veut, » allez ! et si on ne le corrigeait, il vous en ferait voir » de toutes les couleurs. » Le jeune enfant, dont la figure était charmante, vint se jeter tout en larmes dans les bras de celui qui intercédait en sa faveur, et pour se mettre à l'abri des coups que lui donnait sa mère. «Eh bien! monseigneur, dit Lenoir, vous » croirez dorénavant à l'adresse des filous. Com»ment donc! -Regardez dans votre poche. Le duc d'Orléans se fouille et ne trouve plus sa boîte. Indigné de ce qu'un enfant si jeune était livré à un aussi infâme métier, le prince résolut de le faire éleve

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dans une pension. Comme il plaira à votre altesse, » dit Lenoir; mais il faudra, pour cela, le faire sortir » de la prison d'où il a été tiré ce matin pour vous >> voler votre tabatière. Le prince n'en persista pas moins dans sa résolution.

Le garde des sceaux Miromesnil s'étant plaint un jour, de vols de couverts, au lieutenant-général de police, celui-ci lui promit de découvrir le voleur, à condition qu'il recevrait à sa table un espion adroit. Après le dîner le convive observateur apprit au ministre que le voleur était un maître des requêtes nommé Beaudoin de Guémadeuc (1).

Lenoir ne se borna pas, dans l'exercice de ses fonctions, à la surveillance des malfaiteurs ou à celle qu'exige la haute police; il donna ses soins à l'assainissement de Paris. Pour bien apprécier ses travaux, il faut consulter un ouvrage composé par lui, ou du moins rédigé sous ses yeux, et qui a pour titre : Détails sur quelques établissemens de la ville de Paris, demandé par S. M. I. la reine de Hongrie à M. Lenoir, conseiller-d'état, lieutenant-général de police, Paris, 1780, in-8°. Ce mémoire donne un aperçu trèsexact de toutes les branches de cette vaste administration; le régime des hôpitaux, celui des prisons; les soulagemens accordés aux incurables; le traite

(1) On l'enferma à Vincennes en 1779, au moment où la mort de madame de Cuisi l'appelait au partage pour un tiers d'une succession évaluée plus de cinq millions.

ment des aliénés; les précautions contre les incendies tous les moyens de salubrité y sont exposés.

On doit à ce magistrat l'établissement d'une école de boulangerie; c'est par ses soins que furent élevées la coupole de la halle aux blés et la couverture de la halle aux toiles. L'institution du Mont-de-Piété est son ouvrage.

L'éclairage de Paris était incomplet; avant lui on faisait à l'entrepreneur de l'éclairage des rues de Paris quelques retenues pour les momens d'interruption où la lune devait éclairer suffisamment; ce qui n'arrivait pas toujours, surtout dans les nuits brumeuses et sombres. C'est à cette occasion qu'un personnage de comédie disait assez plaisamment : « La lune comptait sur les réverbères, les réverbères comptaient sur la lune; il n'y a ni réverbères ni » lune, et ce qu'il y a de plus clair c'est qu'on n'y » voit goutte. Au reste, ces retenues formaient un fonds de gratifications ou de traitemens qu'on appelait les pensions sur le clair de lune. Lenoir supprima ces ridicules économies, et la ville y gagna d'être éclairée en tout temps.

C'est encore à lui qu'est due l'idée de former, dans les anciennes carrières de Paris, à l'exemple des villes de Rome et de Naples, un monument unique destiné à recevoir les restes de nos aïeux. Il provoqua cette mesure, en demandant la suppression de l'église des Innocens et l'exhumation de son antique cimetière. Son successeur de Crosne

mit ce plan à exécution. On lui doit aussi la suppression des vaisseaux de cuivre des laitières et des comptoirs de plomb des marchands de vin; la construction des halles aux veaux, aux cuirs et à la marée. Il établit à Vaugirard un hôpital destiné au traitement des enfans attaqués du mal vénérien, de leurs mères et des malheureuses nourrices qui, pour prix d'une fonction aussi importante, recevaient ce germe pestilentiel,

Le 11 août 1785, Lenoir quitta la police. Le roi le nomma son bibliothécaire, et lui donna la présidence de la commission des finances.

Les fonctions de ces deux places auraient dû être pour lui une espèce de repos, après dix ans de travail à la tête de la police; mais ce magistrat éprouva des chagrins personnels. Son nom fut indignement compromis dans le procès de Beaumarchais avec Kornmann; la malignité publique accueillit d'abord les sarcasmes de l'auteur du Mariage de Figaro, mais enfin l'ancien lieutenant de police fut pleinement justifié. Sa nomination à la place de bibliothécaire du roi lui suscita d'autres ennemis, et fit éclore beaucoup de pamphlets où il était très-maltraité,

Cet homme estimable fit accepter sa démission en 1790. La révolution, dont il avait prévu les conséquences, lui donna le signal de la retraite. Il déroba sa tête à une proscription inévitable, Menacé de toutes parts, Lenoir trouva d'abord un asile dans le palais du roi, qu'il avait fidèlement servi; il allait le soir, bien déguisé, prendre l'air dans les jardins; il y

fut reconnu, malgré l'obscurité, par le célèbre acteur Caillot, qui le cherchait pour l'avertir.que sa retraite était connue et que le peuple irrité se disposait à violer l'asile royal. Il avait en Suisse des parens et des amis; il s'y retira. Il alla ensuite à Vienne. Lorsque le progrès des armées françaises l'obligea de changer d'asile, il trouva partout un accueil distingué : un mariage honorable, qu'il contracta avec une veuve française, ajouta à ses consolations. Le gouvernement anglais le sollicita plusieurs fois de passer en Angleterre; il refusa constamment. Pendant son séjour en Autriche, l'empereur de Russie Paul Ier lui fit proposer de venir s'établir dans ses États, pour l'aider de ses conseils. Lenoir répondit qu'il n'avait point renoncé à voir sa patrie, mais qu'il offrait à l'empereur de lui consacrer une ou deux années de sa vie; cette négociation fut rompue par la mort de Paul Ier.

En 1802, les événemens lui permirent de se rapprocher de sa famille ; il revint à Paris. Sa fortune était entièrement perdue. Les ministres d'alors le consultèrent sur plusieurs points de l'administration: Fouché eut peine à le croire, quand il apprit de lui à quelle somme modique se montaient de son temps les dépenses d'une police si bien faite.

Lenoir avait conservé des amis, qui pourvurent à ses premiers besoins. Le gouvernement perinit au / Mont-de-Piété de lui faire une pension de 4,000 fr. Un homme à qui il avait rendu service, et qui était devenu riche, lui offrit une petite maison de campagne, où il put vivre en paix. Il menait, tantôt à Paris,

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