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déjà connu. Le simple bon sens me fit apercevoir » ce qui pouvait me convenir dans ces renseignemens, » et je ne craignis pas de porter un jugement favorable » à mes projets, sur quelques-uns qui étaient précisé»ment les agens de mon prédécesseur. Je les fis >> mander par billet à la troisième personne, et sans » indiquer d'heure pour l'audience. L'huissier de mon >> cabinet, en me les annonçant, me remettait le billet que je leur avais écrit, et qui leur avait servi » pour entrer chez moi. Avant de les faire entrer, je »> retenais un moment l'huissier pour lui demander si > ce monsieur ou cette dame venaient souvent voir le › duc d'Otrante, et à quelle heure. Il était rare qu'il » ne les connût pas. Alors je savais comment il fallait » recevoir la personne annoncée, qui arrivait persua» dée que je savais tout, qu'autrement on ne l'eût pas » devinée. J'avais soin de prendre l'air d'avoir été in» formé par Fouché lui-même, et, moyennant des » promesses de discrétion, j'eus bientôt renouvelé les > relations de tout ce monde-là avec mon cabinet.

D

« Les noms à lettres majuscules finirent aussi par y venir. Pour les connaître, j'employai le moyen d'agens habitués, qui prirent, dans toutes les maisons portant les numéros indiqués sur l'adresse, des renseignemens sur les personnes dont les noms commençaient par la majuscule. Quelquefois il y en avait plusieurs dont le nom commençait par la même lettre; je me fis donner les mêmes notes sur le compte de chacune, et lorsque j'étais embarrassé par la similitude des noms, j'imaginai de leur écrire encore à

la troisième personne, sans mettre leurs noms, mais seulement la majuscule, qui était le seul renseignement que j'eusse. J'envoyais porter mes lettres par les garçons de mon bureau, qui étaient le plus souvent connus des portiers, chez lesquels ils allaient quelquefois, et comme ces derniers sont ordinairement instruits des allées et venues des personnes qui logent chez eux, ils ne manquaient jamais de porter la lettre à la personne à laquelle elle était destinée, quoiqu'il n'y eût qu'une majuscule pour désignation sur l'adresse ; ils étaient accoutumés à voir arriver ces sortes de lettres ployées et cachetées de la même manière. La personne qui la recevait sc croyait prise, et ne songeait plus qu'à faire un nouvel arrangement; elle ne concevait pas qu'on l'eût nommée au nouveau ministre sans sa permission. Quelquefois le portier remettait à la même personne les deux lettres qu'on lui avait apportées avec la même majuscule pour adresse, ce qui était une preuve que je ne m'étais pas trompé, et celle-ci, en venaut à mon cabinet, les rapportait toutes deux, en m'observant que c'était sans doute par inadvertance qu'on lui avait écrit deux fois. Cela était mis facilement sur le compte d'une erreur, parce que chaque lettre indiquait un jour différent pour se rendre chez

moi.

et

»De cette manière je reconnus toutes les relations de Fouché, que je croyais bien plus nombreuses, surtout bien plus précieuses. Il m'est arrivé que dans une maison où il y avait deux noms semblables, le

portier était nouveau, et remit les lettres aux deux personnes pour lesquelles il les croyait destinées. Elles m'arrivèrent toutes deux, mais comme l'huissier connaissait la bonne, je ne manquai pas de trouver dans la note statistique de l'autre, de quoi justifier son appel près de moi.

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J'employai encore un autre moyen pour retrouver toutes les traces de mon prédécesseur : j'ordonnai à mon caissier de m'avertir lorsque les habitués se présenteraient pour toucher de l'argent; je n'entendais par habitués que ceux qui n'avaient pas de fonctions ostensibles. Le premier mois, la fierté eut le dessus, je ne vis personne; mais le second, on reconnut qu'il n'y avait pas de sot métier, et qu'il n'y avait que de sottes gens: on vint, sous un prétexte quelconque, demander au bureau si on continuerait à payer. Je reçus tout le monde, ne diminuai les émolumens de personne, et augmentai considérablement la plupart de ceux que j'employais, et de tout ce qui travaillait sous moi. Ce petit noviciat auquel je fus forcé, pour me créer des instrumens qu'on aurait dû me laisser, ne me nuisit pas, mais ne m'avait pas découvert des sources d'informations bien précieuses; je ne concevais pas qu'il n'y eût que cela; car je ne voyais pas de quoi employer la moitié de la somme que l'empereur donnait pour cet article, dont cependant il restait peu de chose à la fin de chaque année.

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Je tirai encore de cette petite ruse une autre leçon, c'est que j'appris que l'on pouvait se mettre ea

relation avec la société sous mille rapports, dont auparavant je n'aurais jamais osé faire la proposition à qui que ce fût. Cela me donna connaissance du degré d'estime qu'il faut accorder aux hommes, et le taux des complaisances de chacun, qui est subordonné à leur position, à leur goût pour les désordres, et à leur inclination pour l'inconduite.

» Chez d'autres, je pris des moyens obliques pour arriver au même but je trouvais qu'un homme était déjà assez malheureux d'en être réduit là, et je crus y gagner davantage en les obligeant d'une manière à leur relever l'âme au lieu de l'avilir. Chez plusieurs cela m'a réussi ; je recevais leurs avis, et les rémunérais en les remerciant. Ceux-là sont venus me voir lorsque la fortune m'a abandonné, et les autres ne m'ont pas donné signe de vie; quelques-uns m'ont calomnié.

» Ce peu de connaissances que j'avais acquises m'avait donné la hardiesse de chercher les moyens de l'étendre; je vis bientôt que je n'avais eu peur que d'une ombre, car j'avais poussé les informations si loin que moi-même j'avais peine à y croire. Lorsque j'eus ainsi meublé mon oratoire, je songcai à l'employer. La haute société, comme celle du commerce et de la bourgeoisie, se divise aisément par coteries; je ne mis pas long-temps à faire ma division, et j'étais parvenu à la faire d'une manière assez juste pour me tromper rarement sur le nom des personnes qui avaient composé une assemblée, un bal, ou ce qu'on appelait alors une bouillotte, lorsque j'étais

averti qu'il y en avait une dans telle ou telle maison (1).

» Il ne faut pas croire que l'on mettait pour cela de l'importance à savoir tout ce qui s'y disait; il y aurait eu autant de peine à en recueillir quelque chose d'utile qu'à compter les grains de sable sur les bords de la mer. Mais ce qui faisait l'objet d'une observation constante, c'était l'attention de remarquer si l'on ne venait pas profiter de ces réunions pour y répandre quelques mauvais bruits, ou des nouvelles désastreuses, comme quelques projets de guerre, ou de nouveaux plans de finance; les colporteurs malveillans avaient ordinairement le soin de semer cela dans les cercles, qu'ils avaient composés de personnes dont les intérêts pouvaient en être plus aisément alarmés. Lorsque le cas se présentait, l'observateur écoutait le conteur, et, en le fréquentant, il manquait rarement de découvrir où il avait pris la nouvelle dont il venait tourmenter de paisibles citoyens. C'est ainsi que l'on était parvenu à former des listes de tous les débiteurs de contes, et, lorsqu'ils se mettaient dans le cas d'être réprimés, on leur faisait tout à la fois solder le compte de leurs indiscrets bavardages.

» Il y a à Paris une classe d'hommes qui vivent aux

(1) « La haute société et le haut commerce avaient des jours >> fixes dans la semaine. - La bourgeoisie prenait assez généralement le dimanche. »

« EelmineJätka »