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avec le concours des préjugés établis, des coutumes reçues, de l'autorité des ancêtres. Plus une opinion a de cours, plus il est probable que ceux qui la professent sont sincères; car il n'y a point d'opinion si absurde, qu'on ne fasse aisément adopter aux hommes, pourvu qu'on leur persuade qu'elle est généralement admise. Le principe d'imitation opère pour la croyance comme pour la conduite.

Le troisième rôle, celui de l'accepteur, est aussi équivoque que les deux premiers.

L'acceptation peut être un acte interne ou externe. L'opinion fausse est-elle reçue comme vraie, on peut dire que l'acceptation est interne. Cet assentiment est-il rendu manifeste aux yeux d'autrui par geste ou par discours l'acceptation devient externe.

Ces deux actes vont naturellement ensemble, mais ils peuvent être séparés. Sensible à la force d'un argument, je puis me comporter comme si je ne l'avois pas sentie; et sans en avoir

reçu aucune impression, je puis feindre de l'avoir reçue.

Il est clair que l'acceptation interne ne sauroit être accompagnée de mauvaise foi mais l'acceptation externe peut l'être, et l'est dans tous les cas où elle n'est pas précédée de l'ac

ceptation interne, de ce qu'on appelle per

suasion.

Mauvaise foi ou témérité ou foiblesse d'esprit, - c'est l'une ou l'autre de ces imperfections qu'il faut attribuer nécessairement à ceux qui avancent ou qui adoptent des sophismes.

Jusque-là ces distinctions sont claires et palpables. Mais en y regardant de plus près, on trouve un état mitoyen entre la mauvaise foi et la témérité, un état qui participe de l'un et de

l'autre.

C'est ce qui peut avoir lieu dans tous les cas où la force de l'argument admet différents degrés de persuasion. Je ne trouve dans mon opinion qu'un certain degré de probabilité; je m'énonce comme si j'y trouvois la certitude. La persuasion que je déclare n'est pas absolument fausse, mais elle est exagérée, et cette exagération est fausseté.

Plus on s'accoutume à employer un faux argument, plus on est sujet à passer de l'état de mauvaise foi à celui d'imbécillité, je veux dire d'imbécillité relative au sujet. On a dit du jeu, qu'on commence par être dupe, et qu'on finit par être fripon. Mais, en ceci, on commence par un degré de fourberie, et l'on finit par s'en imposer à soi-même.

C'est un phénomène bien connu, qu'un menteur d'une imagination un peu vive, à force de répéter une histoire inventée à plaisir et de la particulariser, parvient enfin à se tromper lui-même et à la croire vraie.

Mais si cela peut arriver par rapport à des faits fictifs toujours en contradiction avec des faits réels, combien cette illusion ne sera-telle pas plus facile et par conséquent plus fréquente par rapport à ces impressions internes si délicates et si fines, à ces degrés de persuasion si variés, qui n'ont point de signe extérieur et pas même des mots correspondants pour en exprimer les nuances?

Si de mauvais arguments sont un indice de mauvaise foi, cet indice devient bien plus fort lorsqu'au lieu de s'adresser à l'Entendement, on s'adresse à la volonté de ceux qu'on veut persuader, c'est-à-dire lorsqu'on substitue à des arguments les peines et les récompenses.

De faux arguments adressés à l'entendement peuvent être réfutés; mais ces arguments adressés à la volonté (si on peut leur donner ce nom) ne peuvent pas l'être : les raisons les plus fortes seroient sans effet. Il faudroit, pour les combattre, avoir des moyens supérieurs de subornation ou de contrainte.

Conclusion.

La force intrinsèque d'un argument, dirat-on, ne dépend en aucune manière du caractère moral de ceux qui l'emploient. Un sophisme n'en vaut pas mieux pour être dans la bouche d'un homme de bien; il n'acquiert pas un degré de fausseté de plus pour être dans celle d'un fripon. Le motif, bon ou mauvais, n'affecte en aucun degré l'argument lui-même. Il paroît donc que ces considérations morales sont étrangères au sujet.

Je conviens que l'essentiel est de démontrer la fausseté du sophisme, sans égard aux causes qui le produisent et aux intentions de ceux qui le défendent; l'œuvre de la logique se borne à cela mais sous un autre point de vue, il m'a paru utile de mettre en évidence la liaison naturelle et intime qui existe entre l'intérêt personnel, la mauvaise foi et les sophismes. Si on a vu des hommes attacher une idée de supériorité d'esprit à l'emploi subtil de ces moyens d'imposture, il seroit déjà bon, sous ce rapport, d'humilier leur vanité en leur montrant que ce succès tient uniquement à l'intérêt privé de ceux qui leur applaudissent, et qu'il n'est pas

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besoin d'un grand talent pour entraîner les hommes dans le sens de leurs préjugés, de leur' profit ou de leurs passions. Les succès vraiment honorables dans une Assemblée sont ceux qu'on obtient, avec la raison seule, contre des intérêts séducteurs. Les succès du sophiste ne sont que comme la conquête d'une place dont la garnison étoit secrètement vendue.

Mais, de plus, si l'on conçoit bien tout ce qu'il y a de méprisable dans cette disposition sophistique, combien elle prouve de dédain pour la vérité, de perversité dans la plus noble faculté de l'homme, d'indifférence ou même d'aversion pour le bien public, il en résultera que dans une Assemblée politique, l'Orateur qui emploiera son talent à faire valoir un sophisme reconnu, perdra son crédit auprès de tous les amis de la probité et de la sincérité. On ne le verra plus que comme un homme. astucieux contre lequel il faut être sur ses gardes; et, indépendamment de la peur de ne pas réussir, il aura celle d'être sévèrement jugé.

L'efficacité de cette censure morale peut se prouver par un exemple familier. Pour ne pas sortir de mon sujet, je le prendrai dans l'Assemblée Législative la plus nombreuse qui existe, et je crois pouvoir supposer que sur

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