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CHAPITRE IV.

SOPHISME DES FAUSSES CONSOLATIONS OU

DES CONSOLATIONS VICAIRES (1).

DIRE qu'il faut

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supporter certains maux, raison des avantages supérieurs qui en résultent; présenter les côtés favorables en opposition aux mauvais, pour faire une juste balance, ce n'est point donner dans le sophisme des fausses consolations: c'est, au contraire, la seule vraie consolation qu'admettent les affaires humaines dans la vie publique et privée.

Mais quand on propose de soulager un mal, de réformer un abus, de faire cesser une oppression qui tombe sur quelque classe de la société, il n'est pas rare dans une Assemblée politique de voir quelque ennemi intéressé de la mesure qui cherche à l'écarter adroitement, ou à l'affoiblir, en opposant au tableau de ce mal ou de cette injustice, soit le bonheur du peuple en général, soit ses avantages, compa rativement à d'autres nations. « A quoi pensez

(1) Voyez Théorie des Peines. T. I, p. 350. Des Peines vicaires.

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>> vous de produire ces plaintes amères ! vous > vous faites tort à vous-mêmes, vous ne >> rendez pas justice à votre heureux gouver»nement; jetez les yeux sur la condition de » vos voisins. Considérez combien votre état » est préférable au leur. Votre prospérité, » votre liberté, votre commerce vous rendent » un objet d'envie, et quand on veut donner >> des leçons aux autres peuples, c'est vous » qu'on prend pour modèles. >>

C'est ainsi qu'on parvient trop souvent à donner le change à une Assemblée, à la rendre indifférente sur des maux réels, à détourner son attention d'un objet qui l'humilie vers un tableau plus agréable et plus flatteur.

Aucun argument n'est plus étranger à la question. Si je souffre d'un mal qu'on puisse. faire cesser, le bonheur universel du genre humain ne seroit pas une raison pour me laisser en souffrance.

il.

L'individu qui se paie si facilement de cet argument, quand il s'agit d'autrui, le recevroitpour lui-même ? Prenez l'Orateur qui vient de le soutenir, et qui en paroît si satisfait. Que son fermier, ne lui payant pas sa rente, prétendît le consoler par la prospérité générale du pays, seroit-il disposé à accepter ce

mode de remboursement? Que diroit un Juge si, dans une action pour dommage, un Avocat opposoit les bénéfices d'un tiers, comme un moyen de non-recevoir ? A, partie lésée, ne doit être indemnisé, parce que B et C sont en gain.

pas

C:

Si ce raisonnement seroit impertinent dans une Cour de Justice, que doit-il être dans une Assemblée Législative ? Ce que le commerce: sur la plus grande échelle est au plus petit trafic, n'est qu'une foible image de l'importance comparative des besoins pour lesquels on s'adresse au Législateur et au Juge. L'injustice du Législateur qui refuse une loi convenable, est à celle du Juge, qui refuse de, juger, ce qu'est une banqueroute générale au refus de payer une dette privée.

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On ne sauroit imaginer un cas possible, où l'on pût tirer de cet argument une objection sérieuse contre la plus petite amélioration, ou le soulagement du plus petit mal. Supposez un projet de loi pour amender une route ou en ouvrir une nouvelle. Peut-il entrer dans lá tête d'un homme en son bon sens de s'y opposer sans alléguer aucune autre raison que le grand nombre ou la bonté des routes déjà établies?

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Le bon Samaritain versa de l'huile sur les plaies du pauvre voyageur. Le Prêtre et le Lévite, en passant auprès de lui, se consolèrent par l'agréable réflexion que ce mal n'étoit pas tombé sur eux-mêmes (1).

(1) C'est sans doute un caractère très-aimable que celui de l'optimiste qui, au lieu de s'affliger d'un mal impossible à guérir ou à prévenir, dirige aussitôt son imagination vers les côtés les plus favorables de la vie, et oublie ce qu'il a perdu pour mieux jouir de ce qu'il possède.

Mais il ne faut pas confondre ce caractère avec celui de ces égoïstes que Rousseau a dépeints, si paisibles sur les injustices publiques, si bruyants au moindre tort qu'on leur fait, et qui ne gardent leur philosophie qu'aussi long-temps qu'ils n'en ont pas besoin pour eux-mêmes. « Ces honnêtes gens du grand monde, » dont les maximes ressemblent beaucoup à celles des » fripons, ces gens si doux, si modérés, qui trou

vent toujours que tout va bien, parce qu'ils ont in» ́térêt que rien n'aille mieux; qui sont si contents de

tout le monde, parce qu'ils ne se soucient de per» sonne; qui, autour d'une bonne table, soutiennent » qu'il n'est pas vrai que le peuple ait faim; qui, le » gousset bien garni, trouvent fort mauvais qu'on dé>> clame en faveur des pauvres; qui, de leur maison >> bien fermée, verroient voler, piller, égorger, mas»sacrer tout le genre humain sans se plaindre, attendu » que Dieu les a doués d'une douceur très-méritoire à

CHAPITRE V.

SOPHISME DE DÉFIANCE.

On ne

voit pas tout. Cette mesure cache d'arrièrespensées.

Le sophisme de défiance consiste à interjeter, au lieu d'une objection spécifique contre la mesure proposée, un soupçon insidieux qui donne à entendre que cette mesure en prépare beaucoup d'autres qui sont en arrière, qu'elle est le commencement d'un plan que l'on cache et qui se développera par degrés selon le succès. « Je ne prétends pas con>> damner la mesure actuelle, dit l'antago>> niste qui fait valoir ce sophisme. Si c'étoit » là tout, il n'y auroit pas de quoi s'alarmer; >> prise en elle-même et isolément, elle peut » être bonne; mais soyez sur vos gardes,

» supporter les malheurs d'autrui. » Lettre à d'Alembert, sur les Spectacles.

Si Rousseau eût ajouté que ce portrait étoit celui d'un homme public, d'un homme spécialement chargé de soulager ces maux, de faire cesser ces injustices, il auroit exactement défini l'espèce de sophiste dont il est ici question.

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