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parurent (je verse des larmes lorsque j'y pense), non, je ne me pardonnerai jamais de m'être opiniâtrée à rester à Ermenonville; et les instances de M. de Girardin, qui s'est plusieurs fois agenouillé devant moi pour que je ne consentisse pas à revenir à Paris, ni la dépense énorme que notre déplacement nous avoit coûté, et qu'il falloit recommencer, n'ont été à mes yeux, depuis sa mort, que de foibles

excuses.

» Mon mari mort, oubliant tout ce qu'il m'avoit dit, je me suis jetée dans les bras de l'homme qui s'étoit prosterné devant moi. Je lui ai remis tout l'argent comptant qui étoit dans la maison. Je l'ai laissé s'emparer des manuscrits, de l'herbier, de la musique et de tous les objets qui composoient notre avoir.

>> Aussi rapide dans sa course que l'aigle dans son vol, cet homme a été à Genève, et, sans me consulter, sans me donner le temps de me reconnoître, il a vendu tous mes effets, moyennant des lettres de change qui n'ont pas été payées, et sur lesquelles j'ai depuis transigé en acceptant une rente viagère.

>> Je ne dois pas oublier de vous dire que l'argent que je lui avois donné pour avoir soin de moi pendant ma vie, il me l'a remboursé en assignats.

>> Il ne reste pour vivre à la veuve de votre ami, à la veuve de J. J. Rousseau, presque octogénaire, qu'une modique rente viagère sur des particuliers de Genève, difficilement payée, et une pension de

quinze cents livres que la nation lui a accordée, dont l'an v est dû, et qui est assimilée aux rentes et pensions du grand livre. Aussi habite-t-elle une chaumière où elle manque presque de tout.

» Je finis en vous priant de me rappeler au souvenir de votre épouse. >>

MARIE-THÉRÈSE LE VASSEUR,

Veuve de J. J. Rousseau. (*)

Je me suis abstenu de répondre publiquement à cette lettre, parce que je n'ai point voulu compro

(*) Pour se convaincre que cette lettre ne peut avoir été écrite par Thérèse Le Vasseur elle-même, et qu'elle lui aura été tout au moins dictée, le lecteur n'aura besoin que de se rappeler ce que Rousseau, au Livre vII de ses Confessions, nous apprend du degré d'intelligence et de capacité de cette femme. Sa méprise sur la date précise de la mort de son mari, est une preuve de plus de la foiblesse de sa mémoire et de son esprit, puisque cette date est d'ailleurs bien constatée par celle du procès-verbal d'ouverture du corps qu'on trouvera ci-après. Il ne faut pas attribuer à une autre cause le peu d'accord qui existe entre son récit sur ce que fit Rousseau dans la matinée du jour de sa mort, et le récit de Le Bègue de Presle, qu'on verra également ci-après, sur tout ce qui précéda cet événement. La veuve Rousseau aura confondu ce que son mari a fait ce jour-là même, et ce qu'il a pu faire le jour précédent; et dans une tête comme la sienne, et après vingt ans déjà écoulés, cette confusion n'a certainement rien d'extraordinaire.

Quant aux faits aussi graves que positifs articulés dans sa lettre contre le marquis de Girardin, on sait trop bien que, par sa conduite à Ermenonville et dans la maison même du marquis, Thérèse Le Vasseur avoit perdu tout droit à son estime et à sa protection, et qu'elle avoit même été forcée de quitter Ermenonville peu de temps après la mort de Rousseau. On ne peut donc attribuer qu'au

mettre la veuve de ce grand homme. Voici les observations que j'aurois pu y joindre.

Cette lettre, tout en me contredisant, est précieuse, en ce qu'elle confirme d'une manière positive tout ce que je n'avois donné que comme probabilités.

Madame Rousseau ne me conteste qu'un seul fait, c'est le genre de mort de son mari. Rappelez-vous que mon opinion à cet égard est fondée, 1°. sur ce qu'il n'avoit réellement point choisi Ermenonville comme le lieu de sa retraite; 2°. sur ce qu'il n'y avoit point été heureux; 3°. sur ce qu'il avoit fait de véritables efforts pour en sortir, et que, n'ayant pu réussir, il n'avoit trouvé que ce moyen de se soustraire à une situation que chaque jour rendoit plus pénible.

Madame Rousseau confirme tous ces faits de la manière la plus énergique. Elle fait un récit des circonstances de sa mort, mais ce récit est en contradiction, et avec lui-même, et surtout avec le discours annoncé par elle-même avoir été tenu par Rousseau au moment de sa mort, discours qui a été gravé comme monument authentique.

ressentiment et à l'esprit de vengeance tout ce qu'elle dit de défavorable à son ancien protecteur. Il est bien à remarquer d'ailleurs que celui-ci n'a pu réclamer contre ces accusations, puisque, comme il a été dit précédemment, la lettre qui les contient, quoique faisant partie d'un écrit imprimé, n'a point été réellement rendue publique, et que le marquis de Girardin a pu en ignorer l'exis

tence.

M. de Girardin, madame Rousseau, et M. Houdon, sculpteur, qui a moulé sa tête après sa mort, attestent tous un trou au front, occasionné par une chute à la garde-robe. Ce trou étoit si profond, que M. Houdon m'a dit, à moi, avoir été embarrassé pour en remplir le vide. Une chute de la hauteur de Rousseau, retenu par sa femme qu'il a entraînée avec lui, peut-elle occasionner un trou aussi profond? Le suicide, sous l'ancien gouvernement, étoit puni et déshonoroit. On pouvoit donc et on devoit même le nier; c'est ce qui a eu lieu, et les motifs en sont nobles. Mais moi, qui ne crois point à ce déshonneur, je dis franchement ce que je crois la vérité; et ne pouvant concilier avec les faits incontestables les mensonges officieux débités à cet égard, je me confirme de nouveau dans cette opinion, que Rousseau s'est donné la mort. (*)

(*) Nos lecteurs n'ont pas oublié sans doute que nous avons fait de cette importante question l'objet d'une discussion approfondie (voyez l'Appendice aux Confessions, ci-devant tome III, pages 172 et suiv.), dont le résultat tend à établir l'opinion contraire. Nous pouvons dire aussi que nous nous y confirmons de nouveau, et peutêtre la lecture du procès-verbal qu'on trouvera ci-après, qui fut publié dans son temps, et réimprimé dans plusieurs éditions des OEuvres de Rousseau, contribuera-t-il aussi à y confirmer les lecteurs; c'est ce qui nous décide à le reproduire encore dans celle-ci. Il terminera ce volume.

RELATION

ou Notice des DERNIERS JOURS DE M. J. J. ROUSSEAU,

ET DES CIRCONSTANCES DE SA MORT;

Par M. LE BEGUE DE PRESLE, Docteur en médecine de la Faculté de Paris, et Censeur royal.

N. B.

Voyez dans l'Appendice aux Confessions, ci-devant tome III, p. 171, ce qui a été dit de cette brochure publiée à Londres, dans l'année même de la mort de Rousseau.

DEPUIS la mort de M. J. J. Rousseau, j'ai servi sa

mémoire comme il vouloit l'être lui-même durant sa vie, surtout dans ses dernières années : c'est-àdire sans protester contre tout ce qu'on a dit et imprimé de faux et d'inexact à son sujet. J'ai cru devoir, à son exemple, ne pas m'inquiéter pour lui de l'opinion des gens qui croient le mal légèrement ou sur parole, et qui condamnent ou mésestiment quelqu'un sur une conduite forcée par des circonstances, ou sur des foiblesses que le public ignore, quand elles sont d'une personne moins célèbre ou moins vraie, ou qui n'a pas autant d'ennemis occupés de les divulguer et de les aggraver.

Mais je me crois obligé de céder aux instances de beaucoup de personnes, qui jugent que je dois à la vérité, à ceux qui la cherchent, qui aiment cet écrivain aussi éloquent que sensible, et qui honorent sa mémoire, de rétablir des faits altérés dans les

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