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muns,

religion, de mœurs, de situation et des intérêts comunion dont le but est de maintenir entre ces États une juste pondération, un équilibre du pouvoir, et d'assurer à tous l'indépendance et la paix. (A)

Avant de retracer le tableau des vicissitudes politiques des nations européennes, il est nécessaire, pour expliquer leurs actions et leurs entreprises, de rappeler et d'analyser les principes sur lesquels se fonde leur puissance.

Les différents États qui couvrent la surface du globe sont des personnes morales, c'est-à-dire des êtres raisonnables et libres, comme les individus qui les composent. Cette dénomination, qui est une fiction de la loi, ou plutôt une métaphore hardie, comme on l'a dit, avec justesse, n'est autre chose que l'expression de cette vérité importante: que les nations, bien qu'elles ne reconnaissent aucun supérieur commun, qu'elles ne puissent et ne doivent être soumises à aucun châtiment, sont néanmoins assujetties à pratiquer entre elles les devoirs de la probité et de l'humanité, absolument comme les individus y seraient astreints, lors même qu'on les supposerait affranchis des entraves protectrices des gouvernements, et qu'ils ne seraient pas forcés à l'accomplissement de leurs obligations par la juste autorité des magistrats et par la salutaire terreur des lois.

Dans chacun de ces États, le pouvoir souverain est le principe vital, le lien de l'association, la clef de voûte de l'édifice. Ame du corps politique, il pense, il veut, il agit; il a des droits et des obligations, il doit également maintenir les uns et remplir les autres. Les souverains et les États, en leur qualité de personnes morales, étant justiciables de la même loi qui sert à déterminer les rapports des individus, chacun d'eux a sa sphère d'activité qui est limitée par celle

des autres; où la liberté de l'un finit, là celle de l'autre commence, et leurs propriétés respectives sont également sacrées. Cette simple idée de plusieurs peuples placés les uns auprès des autres a fait admettre un droit des gens naturel, primitif ou philosophique, antérieur à toute convention entre les souverains, et qui contient la théorie des obligations auxquelles les États peuvent légitimement se contraindre réciproquement, s'ils en ont la puissance et les moyens. Ce droit existe, c'est la morale des États; la modération, l'équité, la bonne foi, les égards réciproques en doivent être les grands principes, et ils sont tous compris dans cet axiome formulé par Montesquieu : « Les diverses nations doivent se faire, dans la paix, le plus de bien, et dans la guerre le moins de mal qu'il est possible, sans nuire à leurs intérêts. » Mais cette morale manque d'une garantie extérieure; il n'y a point d'autorité coactive qui puisse forcer les différents États à ne pas dévier, dans leurs relations, de la ligne du juste. Il n'y a point de tribunal suprême pour condamner les gouvernements puniques. Les individus ont assuré leurs droits en créant cette garantie par la formation de l'ordre social, et c'est ainsi qu'ils sont sortis de l'état de nature; mais les souverains ne sont jamais parvenus à créer cette garantie commune de leur existence et de leurs droits, et chacun d'eux est resté juge et seul défenseur de ce qui lui appartient exclusivement, et de ce que les autres doivent respecter. Au défaut de cette garantie commune, les souverains se sont liés réciproquement par des contrats appelés traités; mais comme nul pouvoir coactif ne garantissait l'exécution des engagements, ils ont eux-mêmes occasionné de nouvelles violences; ils ont multiplié les attaques, les plaintes; et les espérances que l'on fondait sur le secours des traités ont été vaines. Les so

ciétés sont donc encore les unes à l'égard des autres dans l'état de nature, état qu'il ne faut pas confondre avec l'état primitif, mais qui est une négation de l'état social. Cet état de nature est contraire au bonheur et à la destination de l'homme; la force n'y existe que pour violer impunément le droit, et entraîne nécessairement à sa suite le fléau de la guerre. Les États ont donc dû s'efforcer de sortir de cette situation. violente, et l'on a tour à tour préconisé, dans ce dessein, des moyens divers qu'il suffit d'énoncer pour en faire apprécier la valeur. On a proposé : 1o l'établissement en Europe d'une monarchie universelle; 2o la création d'une association générale de toutes les puissances, dont les représentants formeraient un tribunal souverain; 3° l'organisation de tous les gouvernements suivant des formes représentatives; 4o enfin on a espéré que les progrès de la raison et de la moralité assureraient le règne de la justice. Quelque séduisantes que soient ces idées, a-t-on répondu, ce ne sont que des vapeurs agréablement colorées; il n'y a plus qu'un secret pour bien mener le monde, c'est d'être fort, parce qu'il n'y a dans la force ni erreur ni déception, c'est le vrai mis à nu. «< Je l'avoue, dit Mably, la vertu dénuée de force ne passe que pour faiblesse; et un État qui ne se défendrait contre des voisins puissants que par sa justice et par sa modération, serait tôt ou tard opprimé1. »

C'est en effet sur la crainte et la défiance que sont fondées la plupart des combinaisons politiques et toute la science des rapports qui lient les États les uns aux autres. Cette crainte et cette défiance, indestructibles

'C'est la paraphrase de la réflexion du grand Frédéric : « J'ai reconnu, dit ce prince, que la modération est une vertu que les hommes d'État ne doivent pas toujours pratiquer à la rigueur, à cause de la corruption du siècle. » (Histoire de mon temps.)

comme les passions qui les inspirent et les justifient, prolongent l'état de guerre ouverte ou latente dans lequel vivent encore les puissances de l'Europe. De là des inquiétudes toujours actives ou toujours renaissantes, et qui ont amené à reconnaître que chaque État, dans ses relations extérieures, n'a et ne peut avoir d'autres maximes que celles-ci: Quiconque, par la supériorité de ses forces et par sa position géographique, peut nous faire du mal, est notre ennemi naturel; quiconque ne peut nous faire du mal, mais peut, par la mesure de ses forces et par la position où il est, nuire à notre ennemi, est notre ami naturel.

Aussitôt que ces maximes toutes simples eurent été saisies, il resta démontré que l'on devait tout craindre de celui qui pouvait tout entreprendre, et que la mesure de la puissance nationale était l'unique mesure de la sûreté extérieure; que, dès lors aussi, les nations devaient constamment s'appliquer à prévenir les progrès de la puissance de leurs ennemis naturels, à donner à la leur le plus haut degré de force et de consistance, et au défaut de moyens d'accroissement qui leur fussent propres, à former par des alliances habilement combinées, une masse capable de contrebalancer celle qu'elles redoutaient. De là cette succession d'efforts et d'essais plus ou moins heureux, de la part de tous les gouvernements, pour établir entre eux une garantie sociale du droit, qui rassurât contre l'abus de la force; de là enfin cet espoir, nettement formulé, de maintenir l'ordre et l'harmonie entre les corps politiques, par les mêmes moyens qui entretiennent l'ordre et l'harmonie dans le monde physique.

La conception de cette balance politique n'était pas inconnue à l'antiquité. Cette idée est toujours entrée à un certain point dans tout système librement établi entre des peuples civilisés; on l'a trouvée en Grèce comme

en Italie, et Polybe l'avait déjà suffisamment expliquée par ces mots : « Ne cujusquam principatus a vicinis << sinatur in tantum crescere, hostibus illius oppressis, «< ut, pro libitu, postea dominari in omnes possit. »>

En effet, l'existence et l'indépendance des États exigent qu'aucune puissance ne se développe hors de toute proportion avec les autres, car, on doit le supposer, du moment qu'il lui sera permis d'accomplir tous ses desseins, son ambition n'aura d'autre frein que celui de ses intérêts, et c'est elle seule qui en fait le calcul; il faut donc que la puissance, s'opposant à la puissance, empêche une pareille force de s'étendre; il faut qu'elle soit arrêtée dans sa course ou qu'elle soit prévenue, comprimée par une opposition vigoureuse, ou par la crainte de rencontrer tôt ou tard une résistance dont elle ne pourrait triompher.

Un semblable résultat ne peut être obtenu que par l'action combinée des forces des autres États qui servent de contre-poids à sa force menaçante. Ce n'est pas que l'on prétende jamais établir l'équilibre dans le sens propre du mot: l'équilibre naturel ou l'égalité des nations est une chimère comme l'égalité des individus, parce qu'il ne peut jamais y avoir entre deux nations une égalité parfaite; bien qu'il soit vrai que des inégalités de territoire, de population et même de richesse puissent être compensées par des avantages de position ou par d'autres avantages sociaux; mais ces avantages ne peuvent jamais être calculés avec précision, et l'on ne saurait non plus opposer poids à poids dans les deux bassins de la balance politique. « Certes, disait, à Vienne, le prince de Talleyrand, quand le traité du 30 mai a voulu que le dernier résultat du congrès fût un équilibre réel et durable, il n'a pas entendu confondre dans une seule et même masse tous les territoires et tous les peuples, pour les diviser ensuite selon de certaines pro

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