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La maison d'Autriche exerça l'hospitalité avec une magnificence digne d'elle', et durant tout le séjour de ses illustres hôtes, ce ne fut qu'une succession de fêtes ou plutôt de féeries; les brillants carrousels, les chasses, les représentations théâtrales, les tableaux vivants, les bals parés et masqués où les monarques se mêlaient à la foule, tous ces plaisirs de cour se multipliaient à l'envi; aussi tous ces événements du jour qui rendaient la chronique si piquante, la familiarité des souverains, la singularité des costumes, la variété des mœurs, des habitudes, tout ce spectacle étrange, magique, donnait à la ville de Vienne un aspect enchanteur.

Le nouveau congrès ne pouvait se modeler sur aucun de ceux qui l'avaient précédé. Les réunions antérieures avaient eu pour objet de vider un procès sur quelque sujet déterminé, et dont l'issue devait être un traité de paix. Ici, la paix était faite d'avance, et les objets de la négociation étaient une série nombreuse de questions dont les unes étaient préparées par les décisions antérieures, et les autres n'étaient pas même. ébauchées. Le congrès s'était donc formé de lui-même, sans formalité préalable, sans instruction réglementaire, que personne n'aurait été autorisé à lui donner. Les affaires s'y traitaient sans apprêt ni cérémonie. En partant du principe que fit admettre courtoisement l'empereur Alexandre, que toutes les têtes couronnées sont égales entre elles, on les nomma toujours par ordre alphabétique, mais en se servant de la langue française, circonstance qui laissa à l'Autriche le rang

compter l'Autriche, présentait un effectif de quatre cent cinquantequatre personnes, et l'on a évalué à cent mille le nombre des étrangers accourus à Vienne à l'occasion du congrès.

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Les dépenses extraordinaires occasionnées par les fêtes du congrès se sont élevées à quarante millions de francs. La table impériale seule coûtait trois cent mille francs par jour.

qu'elle avait toujours occupé, comme décorée de la première couronne chrétienne, celle du Saint-Empire romain. D'une autre part, en signant les procès-verbaux des conférences, les ministres n'observaient entre eux aucun rang. La présence de tant de monarques, de plénipotentiaires de cours de première et de deuxième classe, écartaient les obstacles que la distance et la perte de temps ont si souvent opposés au succès des négociations compliquées; les puissances réunies sur le même théâtre offraient l'une à l'autre une foule de moyens de négociation qui manquaient dans des circonstances ordinaires, et qui facilitaient singulièrement la marche des affaires. Les grandes cours profitaient de cette occurrence pour traiter directement les questions européennes, en appelant à leurs conférences des médiateurs impartiaux; en même temps, les premières puissances allemandes, et vers la fin du congrès, tous les princes et États souverains, se réunissaient pour délibérer sur les lois fondamentales de la constitution fédérative. Quant aux autres objets à traiter, ils étaient soumis à l'examen préparatoire d'autant de comités spéciaux. Ainsi l'on a vu, en moins d'une année, cette vaste scène s'animer par le mouvement des négociations les plus ardues, par les discussions les plus vives, les plus orageuses même, et se présenter, successivement, les affaires générales, les questions de la Pologne et de la Saxe, la reconstruction de la monarchie prussienne, de l'Autriche; les arrangements territoriaux en Allemagne, la confédération germanique; les affaires de la Suisse, de l'Italie, des Pays-Bas, la navigation des fleuves, l'abolition de la traite des noirs; les litiges pour le duché de Bouillon, pour Olivença, la Guyane; la fixation du rang entre les puissances; et enfin, comme pour couronner une telle œuvre, le rétablisse

ment de la formidable ligue qui devait mettre Napoléon «< hors d'état de s'attaquer au repos du monde. »

Tout cet ensemble prodigieux de travaux, sous la direction suprême des monarques, recevait l'impulsion d'un comité central composé des ministres des huit puissances signataires du traité de Paris; et, v comme il n'y eut jamais de réunion générale, d'assemblée plénière de tous les États représentés au congrès, c'est ce conseil des grandes cours, dont la présidence avait été déférée au prince de Metternich, qui constituait ce qu'on a appelé le congrès de Vienne.

L'objet capital, ce qui intéressait le plus essentiellement le comité dirigeant, c'était la disposition des pays vacants, c'est-à-dire des territoires conquis sur Napoléon et ses alliés, et dont la population totale était évaluée par la commission de statistique à trente et un millions six cent quatre-vingt-onze mille deux cent quarante-sept habitants; on avait en effet adopté pour principale, mais peu équitable règle de cette répartition, le nombre des habitants et des lieues carrées, et la somme des revenus.

Une question préjudicielle d'une haute importance s'était élevée dès l'abord. Les quatre puissances alliées, qui seules avaient signé le traité de Chaumont, prétendaient aussi rester seules arbitres des conséquences, et notamment de la distribution des territoires; et elles se fondaient, pour écarter la France, non-seulement sur le texte formel du premier article secret du traité de Paris, mais encore sur ce qu'elles avaient pris la parole de Louis XVIII, de ne s'immiscer en rien dans le partage qu'elles s'accorderaient à faire. A cette prétention que n'approuvait pas d'ailleurs lord, Castlereagh, le prince de Talleyrand, secondé par don Gomez Labrador, opposa que la qualification de puissances alliées avait cessé à la signature du

traité de Paris, et que la France ne pouvait reconnaître que les décisions consenties par le congrès en masse. Cette position, hardiment prise dès le début, et habilement substituée au rôle que l'on assignait à la France, détermina l'adoption du comité des huit puissances, et exerça la plus grande influence sur les résultats du congrès.

De toutes les questions qui devaient être résolues par l'auguste aréopage, la première, la plus éminemment européenne, était celle de la Pologne, à laquelle était étroitement liée celle de la Saxe. La Russie prétendait réunir à son empire toute cette partie de l'ancienne Pologne qui avait été érigée en État nouveau sous le titre de grand-duché de Varsovie. La Prusse, invoquant le traité de Kalisch, réclamait le royaume de Saxe par droit de conquête et comme indemnité des possessions qu'elle avait perdues par le traité de Tilsitt. Ces deux puissances soutenaient, de concert, leurs prétentions respectives, qui étaient diversement repoussées par l'Angleterre et la France. Lord Castlereagh exprimait le désir de sa cour de voir une puissance indépendante établie entre les trois grandes monarchies de la Russie, de l'Autriche et de la Prusse. Le prince de Talleyrand déplorait d'abord, ainsi que le faisait l'Autriche elle-même, le partage qui avait rayé la Pologne du nombre des nations; mais reconnaissant qu'on ne pouvait la soutenir contre la Russie, il défendait du moins avec énergie les intérêts du roi de Saxe, conformément aux deux principes de la légitimité et de l'équilibre compromis à la fois, et prouvait invinciblement que l'annexation entière de la Saxe à la Prusse porterait la plus grave atteinte à ce dernier principe, en créant contre la Bohême une force d'agression trop grande, et en menaçant ainsi la sûreté de l'Autriche entière. Pendant ces discussions,

la Prusse proposa de faire indemniser le roi de Saxe, pour la perte de ses États héréditaires, par la cession de tout le territoire situé entre la Sarre, la Meuse, la Moselle et le Rhin. On a reproché au négociateur français le refus de cette offre comme une faute politique très-grave : en effet', n'eût-il pas mieux valu pour la France de placer entre la Sarre et le Rhin, à quelques marches de Paris, un petit État qu'un grand, un souverain nécessairement inoffensif, qu'une puissance du premier ordre qui servirait alors d'avant-garde à l'Europe? Mais il faut dire, d'un autre côté, que l'Autriche s'est constamment opposée à l'annexation elle-même, et qu'elle insistait pour qu'une portion au moins du territoire saxon fût interposée entre elle et la Prusse. Elle aussi préférait un voisin faible et inoffensif sur la haute Elbe, à l'alternative de se trouver en contact immédiat avec son ancienne rivale sur la frontière de la Bohême.

Cependant l'empereur Alexandre se montrait plus que jamais décidé dans son projet sur la Pologne; les armées russe et prussienne étaient maintenues au grand complet, et, par une note du 10 décembre, le comte de Nesselrode annonçait au congrès que huit millions d'hommes s'armaient pour leur indépendance. En présence de ces démonstrations et de tous ces signes d'une rupture menaçante, les plénipotentiaires de France, d'Angleterre et d'Autriche s'étaient de plus en plus rapprochés, et finirent par conclure, le 5 janvier 1815, une alliance éventuelle à laquelle accédèrent la Bavière et le Wurtemberg. C'est sous le coup de cette triple alliance, qui ne fut jamais rendue publique, mais qui ne resta pas longtemps ignorée des cabinets russe et prussien, qu'une transaction

MIGNET, Éloge historique du prince de Talleyrand.

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