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portions... Ce serait d'ailleurs une erreur bien étrange que de considérer comme élément unique de l'équilibre les quantités que les arithméticiens politiques dénombrent. Athènes, dit Montesquieu, eut dans son sein la même force, et pendant qu'elle domina avec tant de gloire, et pendant qu'elle servit avec tant de honte. Elle avait vingt mille citoyens lorsqu'elle défendit les Grecs. contre les Perses, qu'elle disputa l'empire à Lacédémone et qu'elle attaqua la Sicile, et elle en avait vingt mille lorsque Démétrius de Phalère la dénombra, comme dans un marché l'on compte les esclaves. » C'est donc seulement en formant, selon les occurrences, contre toute puissance qui prétendrait à la domination, une masse de forces imposantes, que l'on peut empêcher l'excès d'une prépondérance quelconque. Ce n'est pas à dire que l'on puisse faire la guerre à un État prépondérant à cause de sa prépondérance même, car ce serait vouloir le punir des faveurs de la fortune ou des bienfaits des institutions humaines; mais la prudence veut que l'on se précautionne contre le danger de la prépotence. Chaque puissance est donc autorisée à s'opposer à toute démarche injuste d'une autre puissance, dont le but serait de s'arroger le privilége exclusif de la domination, et comme on ne peut refuser à une nation le droit de suivre ses propres lumières sur la question de la justice ou de l'injustice des démarches ou entreprises d'une autre nation, il est évidemment impossible de trouver des règles pour juger la nature de ces démarches. Ce serait d'ailleurs trop restreindre le sens du mot équilibre que de le borner à la seule opposition contre un nouvel agrandissement d'une puissance déjà redoutable: il doit également embrasser le soin d'empêcher le rabaissement d'une puissance destinée à servir de contre-poids. Et, pour ne citer qu'un exemple, n'était-il pas en effet aussi essentiel, pour la sûreté des

autres nations, de s'opposer au démembrement de l'Autriche après la mort de Charles VI, que de s'opposer à la réunion, dans la personne du même prince, des deux couronnes de France et d'Espagne?

Ajoutons encore, pour plus de précision, que le véritable but du système est seulement d'empêcher toute suprématie qui pourrait contraindre les autres souverains à agir contre leur volonté et en sens inverse de l'intérêt manifeste de leurs peuples. On n'a jamais voulu produire en Europe une inertie absolue, ni empêcher le développement de la puissance par des voies légitimes, même par la guerre et la conquête; mais on a cru nécessaire de s'opposer efficacement à toute supériorité qui menacerait la tranquillité commune. Ainsi lorsque entre puissances voisines ou occupant une même partie du globe, les forces disproportionnées que l'une d'elles voudrait acquérir seraient incompatibles avec l'indépendance des autres et les menaceraient d'asservissement, la loi naturelle semble autoriser ces puissances à veiller au maintien de l'équilibre entre elles, et à s'opposer, dès la première démonstration, soit à l'agrandissement disproportionné de tel État, soit à l'affaiblissement de tel autre.

Il ne faut donc pas être surpris que les cabinets se soient constamment efforcés d'établir ou de conserver un système d'équilibre, soit général, soit relatif à quelques parties de l'Europe, au nord, à l'est ou à l'ouest, en Allemagne, en Italie, sur le continent et sur mer, et enfin qu'un changement apporté dans ces divers systèmes ait été regardé comme une raison justificative de guerre.

Jusqu'à ce qu'on eût trouvé ce principe d'ordre et d'unité qui pouvait servir de régulateur, et qui était en même temps capable d'arrêter les écarts de l'ambition, il n'existait à peu près d'autre politique que celle des

grands empires, c'est-à-dire le principe de l'envahissement et de la conquête. L'Europe, qui était restée dans la confusion où l'avait jetée la grande invasion des Barbares, ne connut donc aucun système régulier avant le xve siècle.

Dans l'intervalle, il est vrai, le génie d'un grand homme était venu planer sur le chaos, lui donner une forme, un ensemble, et Charlemagne avait pu retenir sous son sceptre les trois quarts de l'Europe; mais lui seul avait le secret de cette organisation, et le secret se perdit avec lui.

Ce fut seulement après la chute de Constantinople, que le concours de causes physiques et morales, de lentes et pénibles préparations, d'événements extraordinaires, de découvertes prodigieuses, créa presqu'en même temps, en Europe, plusieurs masses de puissance, dont les unes purent attaquer avec audace et vigueur, les autres se défendre avec persévérance et succès. Dès lors, la situation respective des puissances fit naître un système politique qui changea souvent de forme et de direction, dont plusieurs États sortirent, où d'autres entrèrent, où de nouvelles créations firent abandonner d'anciens principes, mais qui n'a pas cessé d'exister, et qui, au moment de se dissoudre, se régénère en quelque sorte de lui-même. C'est à le défendre, à le maintenir, à lui donner plus d'étendue et de stabilité que tendent sans cesse les efforts des cabinets européens tel est du moins le but que l'on doit supposer aux gouvernements, soit dans les travaux de la politique, soit dans les opérations de la guerre.

C'est à l'occasion des brillantes, mais funestes expéditions de Charles VIII en Italie, que furent formées les premières alliances ayant pour objet l'expulsion des étrangers. Venise était l'âme de ces négociations

que soutenait avec ardeur le pape Alexandre VI, et auxquelles prirent part Maximilien, roi des Romains, l'Espagne et l'Angleterre.

Lors de la rivalité de Charles-Quint et de François Ier, véritable époque de la naissance de la politique moderne, on entreprit bien de former quelques alliances, mais elles ne furent que partielles et transitoires.

Plus tard, la reine Élisabeth, qui, de concert avec le roi de France, surveillait la marche ascendante de la maison d'Autriche, et qui voyait dans le soulèvement des Pays-Bas une occasion de porter atteinte à sa puissance, essaya de réduire en système les intérêts des différents États. « Pour assurer la liberté publique, disait-elle au principal ministre de Henri IV, dans une entrevue qu'elle eut avec lui à Douvres, il faut rendre aux princes d'Allemagne leur ancienne dignité, seconder les efforts que font les Provinces-Unies pour se soustraire à la domination espagnole, et inviter le reste des Pays-Bas à secouer le joug et à former une république indépendante. Il faut obliger l'Empire à renoncer aux droits qu'il affecte encore sur les cantons suisses, et leur incorporer l'Alsace et le comté de Bourgogne. Mais, ajoutait cette princesse, quand je parle d'ôter à la maison d'Autriche cet excès de grandeur dont elle abuse, ce n'est point pour enrichir de ses dépouilles une puissance qui ne serait pas moins dangereuse. Si le roi de France voulait faire des conquêtes sur l'Espagne, je ne le souffrirais pas; et ne trouverais pas mauvais qu'il s'opposât, de son côté, au dessein de s'agrandir que pourrait former un de mes successeurs. Il s'agit de partager l'Europe en États à peu près égaux, afin que leurs forces étant en équilibre, ils craignent de s'offenser, et n'osent méditer de trop grands projets. »

Quant aux vues particulières de Henri IV, elles

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étaient pleines de sagesse et de prévoyance, et avaient un caractère essentiellement pratique; en dehors du grand projet qu'on lui attribue de la République chrétienne, qui avait divisé l'Europe en quinze parties, gouvernées par un seul conseil, on peut croire qu'il se proposa d'abord de rendre la maison d'Autriche moins redoutable. Dans ce dessein, il voulait donc la tenir en échec, simultanément, en Allemagne et en Italie, en l'obligeant à concentrer ses forces dans les deux pays, de manière qu'elle ne fût plus en état de susciter ou d'entretenir des troubles en France, comme avait fait Philippe II pendant la ligue.

En Italie, Henri IV devait se rendre auxiliaire de Charles-Emmanuel, duc de Savoie, qui s'attribuait des droits sur le Milanais, en dédommagement d'une dot trop modique qu'il avait reçue de Philippe II, lorsqu'il épousa Catherine, sa fille puînée. En Allemagne, Henri IV se disposait à se déclarer le protecteur des héritiers légitimes des duchés de Clèves et de Juliers, que l'empereur Rodophe II voulait s'approprier. Et comme les deux branches d'Autriche, quant aux intérêts, ne faisaient qu'une, il était sur le point de porter la guerre dans les Pays-Bas espagnols, lorsque la main odieuse d'un parricide vint trancher les jours de ce malheureux prince!

La mort d'Élisabeth et de Henri IV fit tomber dans l'oubli ces idées à peine ébauchées d'équilibre. Les Vénitiens, dit-on, les avaient précieusement recueillies; et quoiqu'ils en fussent encore occupés au congrès de Munster, où ils remplissaient les fonctions de médiateurs, ils osèrent à peine les laisser entrevoir dans le cours des négociations. La France était trop fière de ses succès, pour consentir désormais à l'égalité. Elle voulait dominer; et l'Espagne, qui se déguisait sa faiblesse, n'était pas assez abattue pour désespérer de

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