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donnait, disposèrent l'impératrice favorablement pour moi, et contribuèrent beaucoup à l'accueil qu'elle me fit.

<< Tout succès politique devient facile dans une cour, lorsque le négociateur plaît au souverain : une prévention contraire multiplie devant lui tous les obstacles, une prévention favorable les aplanit; il en sera toujours ainsi, car les affaires dépendent des hommes plus que les hommes ne dépendent des affaires. Il faut étudier la politique, puisqu'elle gouverne le monde : mais il faut encore plus étudier à fond le monde, puisque ce sera toujours lui qui influera sur la politique.

« Le même désir de m'entourer des lumières qui pouvaient éclairer ma marche dans une carrière si nouvelle pour moi, me conduisit encore chez un homme d'État dont on vantait les talents et la longue expérience. Il était fort lié avec mes parents, et notre cour vivait avec la sienne dans une intime union de famille et d'amitié.

C'était le fameux comte d'Aranda, ambassadeur ▸ d'Espagne en France: il avait acquis une grande renommée par la fermeté, le secret et la rapidité avec lesquels, bravant tous les vieux préjugés et déjouant toutes les intrigues, dans le même jour et à la fois il avait fait fermer en Espagne tous les couvents de jésuites, et complété ainsi la destruction imprévue de cet ordre puissant.

« Le comte d'Aranda portait sursa physionomie, dans son maintien, dans son langage et dans toutes ses manières, une grande empreinte d'originalité. Sa vivacité était grave, sa gravité ironique et presque satirique. Il avait une habitude ou un tic étrange et même un peu ridicule; car, presque à chaque phrase, il ajoutait ces mots Entendez-vous? comprenez-vous?

:

<«< J'allai le voir; j'invoquai les bontés qu'il m'avait toujours témoignées; je lui montrai mon inquiétude

relativement à la nouvelle carrière où j'entrais, mon vif désir d'y réussir, et l'espérance que je concevrais s'il consentait à m'éclairer par ses conseils, et à me faire ainsi recueillir par d'utiles leçons une partie des fruits de sa longue expérience.

« Ah! me dit-il en souriant, vous êtes effrayé des études qu'exige la diplomatie? Entendez-vous? comprenez-vous ? Vous croyez devoir longtemps sécher sur des cartes, des diplômes et de vieux livres ? vous voulez que je vous donne des leçons sur la politique? Eh bien, j'y consens : nous commencerons quand vous voudrez. Entendez-vous ? comprenez-vous ? Tenez, venez chez moi demain à midi, et je vous promets qu'en peu de temps vous saurez toute la politique de l'Europe. Entendez-vous ? comprenez-vous

<< Je le remerciai, et le lendemain je fus ponctuel au rendez-vous; je le trouvai assis dans un fauteuil, devant un grand bureau sur lequel était étendue la carte de l'Europe.

« Asseyez-vous, me dit-il, et commençons. Le but de la politique est, comme vous le savez, de connaître la force, les moyens, les intérêts, les droits, les craintes et les espérances des différentes puissances, afin de nous mettre en garde contre elles, et de pouvoir à propos les concilier, les désunir, les combattre, ou nous lier avec elles, suivant ce qu'exigent nos propres avantages et notre sûreté. Entendez-vous ? comprenez-vous?

<«<― A merveille! répondis-je, mais c'est là précisément ce qui présente à mes yeux de grandes études à faire et de grandes difficultés à vaincre.

«Point du tout, dit-il, vous vous trompez; et, en peu de moments, vous allez être au fait de tout: regardez cette carte; vous y voyez tous les États européens, grands ou petits, n'importe, leur étendue,

leurs limites. Examinez bien; vous verrez qu'aucun de ces pays ne nous présente une enceinte bien régulière, un carré complet, un parallélogramme régulier, un cercle parfait. On y remarque toujours quelques saillies, quelques renfoncements, quelques brèches, quelques échancrures. Entendez-vous? comprenez-vous?

« Voyez ce colosse de Russie: au midi, la Crimée est une presqu'île qui s'avance dans la mer Noire et qui appartenait aux Turcs; la Moldavie et la Valachie sont des saillies, et ont des côtes sur la mer Noire, qui conviendraient assez au cadre moscovite, surtout si, en tirant vers le nord, on y joignait la Pologne : regardez encore vers le nord; là est la Finlande, hérissée de rochers; elle appartient à la Suède, et cependant elle est bien près de Pétersbourg. Vous entendez?

« Passons à présent en Suède voyez-vous la Norwége? c'est une large bande tenant naturellement au territoire suédois. Eh bien, elle est dans la dépendance du Danemark. Comprenez-vous?

<< Voyageons en Prusse remarquez comme ce royaume est long, frêle, étroit; que d'échancrures il faudrait remplir pour l'élargir du côté de la Saxe, de la Silésie, et puis sur les rives du Rhin! Entendezvous ? Et l'Autriche, qu'en dirons-nous ? Elle possède les Pays-Bas, qui sont pourtant séparés d'elle par l'Allemagne, tandis qu'elle est tout près de la Bavière, qui ne lui appartient pas. Entendez-vous ? comprenezvous? Vous retrouvez cette Autriche au milieu de l'Italie; mais comme c'est loin de son cadre? comme Venise et le Piémont le rempliraient bien !

<< Allons, je crois pour une fois en avoir dit assez. Entendez-vous? comprenez-vous? Vous sentez bien à présent que toutes ces puissances veulent conserver leurs saillies, remplir leurs échancrures, et s'arrondir

enfin suivant l'occasion. Eh bien, mon cher, une leçon suffit; car voilà toute la politique. Entendezvous? comprenez-vous ?

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Ah! répliquai-je, j'entends et je comprends d'autant mieux que je jette à présent mes regards sur l'Espagne, et que je vois à sa partie occidentale une longue et belle lisière ou échancrure, nommée le Portugal, et qui conviendrait, je crois, parfaitement au cadre espagnol.

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- Je vois que vous entendez, que vous comprenez, me répliqua le comte d'Aranda. Vous voilà tout aussi savant que nous dans la diplomatie. Adieu; marchez gaiement, hardiment, et vous prospérerez. Vous entendez? vous comprenez ? » Ainsi se termina ce bref et bizarre cours de politique.

L'honorable diplomate que nous venons de citer ne s'en était pas tenu aux arcana politica de l'ambassadeur d'Espagne; il avait en même temps consulté un publiciste célèbre qui lui dit : « Je demanderais volontiers à une personne qui fait sa cour à M. de Vergennes s'il ne veut que faire fortune, se pousser, et gagner, par ses complaisances, une pension, un gouvernement ou bien un cordon bleu; ou bien s'il se propose de servir utilement sa patrie et de mériter la considération et l'estime qu'accompagnent les talents et les services les plus distingués. Pour n'être qu'un ambassadeur de la première espèce, il n'est pas nécessaire de faire de grandes études pour peu qu'on ait des dispositions à la souplesse, on fera en peu de temps de grands progrès. Mais si on a l'ambition de mon second ambassadeur, il me semble qu'on aura besoin d'acquérir beaucoup de connaissances, et surtout de beaucoup méditer. »

M. le comte de Ségur, tout le monde le sait, est devenu le second ambassadeur.

FORCES DES ÉTATS, SYSTÈME DIPLOMATIQUE.

Les différentes parties de la diplomatie doivent être envisagées sous deux points de vue principaux : l'un positif, fondamental et juridique; l'autre abstrait, hypothétique, variable, et qui est uniquement du ressort de la politique1. Celle-ci, soumise à la mobilité des circonstances, n'admet point de principes absolus, de maximes invariables; aussi, prince ou ministre, on ne devient homme d'État, en un mot, on n'apprend à gouverner que par le maniement des affaires; et dans cette carrière immense, imposante, c'est l'étude de la scène du monde qui féconde le génie. « Là se rencontrent les difficultés majeures et les délicatesses de la diplomatie; là les règles fixes s'évanouissent; et comme dans le feu des batailles, le génie demeure abandonné à l'inspiration de ses seules pensées. Mise sur ce terrain, la diplomatie devient comme une tactique transcendante dont le globe entier est le théâtre, où les États sont des corps d'armée, où les lignes de combat varient sans cesse, et où l'on ne sait jamais qui est ami,

Dans l'acception la plus générale, on entend par politique la théorie des fins de la société civile, de l'État, prescrites ou permises par !a raison pratique, et des moyens que l'expérience a démontrés les plus propres à conduire sûrement à ces fins.

Le génie politique a été défini : un grand dévouement, armé d'une grande force et mis au service d'un grand but ; et l'on a dit, avec raison, de l'homme d'État qui en est doué : « Né pour la patrie, beaucoup plus que pour lui-même, depuis ce moment solennel où l'État l'a chargé de chaînes honorables, un ministre, ne doit plus se considérer que comme une victime dévouée non-seulement à l'utilité, mais à l'injustice publique. Il regarde son siècle comme un adversaire redoutable contre lequel il sera obligé de combattre pendant tout le cours de sa vie; pour la servir il aura le courage de l'offenser, et s'il s'attire quelquefois sa haine, il méritera toujours son estime. »

« EelmineJätka »