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CHAPITRE XVI.

SÉPARATION DU DÉBAT ET DU VOTE.

DEBATTRE et voter sont deux opérations distinctes. La dernière ne doit commencer qu'après que la première est finie.

Cette règle est fondée sur deux raisons. 1.° Prévenir des décisions erronées par défaut de connoissance.

Voter pour ou contre une motion, c'est ju→ ger, c'est exercer l'office d'un Juge parler pour ou contre, c'est plaider, c'est exercer la fonction d'un Avocat. Voter avant que la délibération soit terminée, c'est juger sans avoir recueilli toutes les preuves, sans posséder tous les documents qui peuvent se présenter dans le cours du débat. N'eût-on plus qu'un seul Orateur à entendre? il est impossible de décider d'avance s'il ne fournira pas quelque argument nouveau, qui auroit fait changer d'avis à ceux qui ont voté avant lui.

2. Prévenir des décisions contraires à la volonté réelle de l'Assemblée.

Supposez une liste de Membres qui parlent dans un ordre fixe, et qui votent chacun à leur

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tour. Le premier vote pour la motion: tous ceux qui viennent après lui voten dans le même sens. Le dernier de tous vote dans un sens contraire, en se fondant sur des faits ou des arguments qui ont échappé à tous les opinants antérieurs, mais qui portent la conviction dans tous les esprits. Quelle en est la conséquence? On rend une décision qui a pour elle, en apparence, toutes les voix moins une, et qui, en réalité, est contraire à la volonté unanime de l'Assemblée.

Les Anglais sont tellement accoutumés à séparer l'opération de débattre et celle de voter, qu'ils concevroient à peine qu'on ait pu se départir de cette règle. Mais elle étoit absolument ignoréé en France dans les anciens États-Géneraux, dans leurs Parlements, et dans leurs Assemblées provinciales. Dans les États-Généraux de 1789, les premières opérations se firent par un appel nominal de tous les Membres, qui étoient appelés à débattre et à voter en même temps.

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Il en résultoit deux absurdités manifestes.

1.° La chance que pouvoit avoir un individu de gagner des partisans à son opinion, étoit moins proportionnée à la force de ses arguments qu'au rang qu'il occupoit dans la liste des opi

nants. Il y avoit six cents Membres dans le Tiers État. Celui qui parloit le premier pouvoit influer sur 599. Le second ne pouvoit plus influer que sur 598, et ainsi de suite jusqu'au dernier, qui ne voyoit plus personne sur qui son éloquence pût faire impression que lui même.

2.° La chance qu'avoit un individu de former une opinion éclairée, étoit en raison inverse de la chance qu'il avoit de gagner des partisans à son opinion. Celui qui pouvoit ipffuer sur toute l'Assemblée ne pouvoit recevoir des lumières de personne. Celui qui avoit pu profiter des observations de toute l'Assemblée ne pouvoit plus les rendre utiles à aucun autre.

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Ces absurdités étoient trop saillantes pour n'avoir pas été aperçues. Aussi dans plusieurs Corps politiques où l'on avoit adopté cette méthode inepte et ridicule, on avoit cherché à remédier en établissant deux tours d'avis: en sorte que si, dans le premier tour, on avoit entendu un avis contraire qui parût préférable au sien, on pouvoit, dans le second tour, abandonner le sien et se ranger à l'autre. On le pouvoit sans doute, mais le faisoit-on? Malheureusement, il n'est pas si facile à l'orgueil humain de faire l'aveu public d'une erreur; et d'ailleurs la seule crainte d'être convaincu peut

nuire à l'effet des meilleurs arguments on les écoute avec prévention; on est en même temps Juge et partie.

Comme ces deux opérations, débattre et voter, étoient confondues, le langage qui les exprime présentoit la même confusion. Avis, opinion, vote, délibération, s'offrent dans tous les procès-verbaux comme synonymes; on ne sait où l'on en est, c'est un chaos perpétuel.

Les preniières vues sont confuses. On ne voit d'abord les objets qu'en masse. Ce n'est qu'après beaucoup d'expérience et de réflexion qu'on parvient à distinguer les diverses espèces, et à leur donner des noms séparés. En Europe, un chien et un cheval sont des animaux différents: à Otaheiti, le premier cheval fut un grand chien.

La conversation a été le premier modèle du débat régulier; mais quoique dans le discours familier on délibère souvent sur un point pour arriver à une conclusion, il n'est ni ordinaire ni nécessaire de séparer strictement ces deux actes voilà pourquoi ils ont été si long-temps confondus dans les Assemblées politiques. Il a fallu du temps pour arriver à des idées nettes sur les divers actes qui tendent à la formation d'un décret, pour distinguer la motion originaire, les motions d'amendement, le débat ou la délibération, et enfin le vote.

CHAPITRE XVII.

INCONVENIENTS D'UN ORDRE FIXE POUR

LA PAROLE.

Aucun Membre, après l'auteur de la motion, n'aura le droit de parler avant un autre. Celui qui demande le premier la parole sera le premier entendu. Entre plusieurs Compétiteurs, la priorité sera décidée par le Président (ou par le sort).

Un ordre fixe de priorité, quel qu'il soit, est une des règles les plus nuisibles qu'on puisse établir dans une Assemblée politique. Ordre apparent, désordre réel, — égalité apparente, inégalité réelle ; -mais ceci demande à être

traité en détail.

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1. Cet ordre fixe est défavorable au développement de l'intelligence individuelle.

Celui qui se voit placé des derniers dans le rang de la parole, devant naturellement s'attendre à voir ses arguments anticipés, n'aura point, dans les cas ordinaires, la même émulation pour étudier un sujet difficile. Plus on diminue pour lui la chance de se distinguer et d'être utile, plus on affoiblit les motifs de son

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