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nées aux plaidoiries, et y sont trop librement recueillis, fomentés et entretenus, à provigner les procès, qui leur sont une autre espèce de taille et un autre ravage approchant des ruines qu'ils reçoivent des gens de guerre tenant la campagne, dont je n'ai pas voulu parler en représentant les désordres qui sont parmi la Noblesse.

« Chose horrible et détestable non-seulement à voir, mais à ouïr raconter! il faut avoir un triple acier et un grand rempart de diamants à l'entour du cœur pour en parler sans larmes et sans soupirs le pauvre Peuple travaille incessamment, ne pardonnant ni à son corps ni quasi à son âme, c'est-à-dire à sa vie, pour nourrir l'universel du royaume ; il laboure la terre, l'améliore, la dépouille; il met à profit ce qu'elle rapporte ; il n'y a ni saison, mois, semaine, jour ni heure, qui ne requiert son travail assidu; en un mot, il se rend ministre et quasi-médiateur de la vie que Dieu nous donne, et qui ne peut être maintenue sans les biens de la terre. Et de son travail il ne lui reste que la sueur et la misère; ce qui lui demeure de plus présent s'emploie à l'acquit des tailles, de la gabelle,des aides et autres subventions qui se payent à votre Majesté. Et n'ayant plus rien, encore est-il forcé d'en trouver pour certaines personnes, lesquelles, abusant du nom sacré de votre Majesté, déchirent votre peuple par commissions, recherches et autres mauvaises intentions trop tolérées. C'est miracle qu'il puisse fournir à tant de demandes : aussi s'en va-t-il accablé.

<< La nourriture de votre Majesté, de tout l'Etat ecclésiastique, de la meilleure Noblesse et du Tiers-État, est assignée sur ses bras. Sans le labeur du pauvre Peuple, que valent à l'Église les dîmes, les grandes possessions? A la Noblesse, leurs belles terres, leurs grands fiefs? Au Tiers-État, leurs maisons, leurs rentes et leurs héritages?

« Il faut passer plus outre... Qui donne à Votre Majesté le moyen de lever des gens de guerre, que le laboureur ? Les tailles et le taillon (que le peuple paie) ordonnés en France pour l'entretènement des gens de guerre, les font mettre sus; et ils ne sont pas sitôt en pied qu'ils écorchent le pauvre Peuple qui les paie ; ils le traitent de telle façon qu'ils ne laissent point de mots pour exprimer leurs cruautés. Combien ont été plus doux les passages des Sarrasins, quand on les a vus en France, que ne sont aujourd'hui les raffraîchissements des gens de guerre!

« Les tigres, les lions, et autres bêtes plus farouches, que la Na

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ture semble avoir produits quand elle a été en colère contre les hommes, font du bien, ou du moins ne font plus de mal à ceux qui les nourrissent... et cette race de vipères (il est impossible d'en parler sans passion) étouffent leurs pères nourriciers, innocents de tous maux, sinon d'avoir nourri cette engeance serpentine... Combien de gentilshommes ont envoyé les gens d'armes chez leurs voisins, et quelquefois en leurs propres villages, pour se venger d'eux ou de corvées non faites, ou de contributions non payées? Il s'est vu depuis quelque temps une seule compagnie de gens d'armes avoir quasi ravayé la France; et, après avoir tout consommé, s'en retourner chacun en sa maison, enrichi de la subsistance du pauvre Peuple, sans avoir donné un coup d'épée.....

« Ce pauvre Peuple, qui n'a pour tout partage que le labeur de la terre, le travail de ses bras et la sueur de son front, accablé de la taille, d'impôt du sel, doublement retaillé par les recherches impitoyables et barbares de mille partisans, ensuite de trois années stériles, qui ont témoigné l'ire de Dieu en plusieurs provinces, a été vu manger l'herbe au milieu des prés avec les brutes; autres, plus impatients, sont allés à milliers en pays étrangers, détestant leur terre natale, ingrate de leur avoir dénié la nourriture, fuyant leurs compatriotes pour avoir impiteusement contribué à leur oppression, en tant qu'ils n'ont pu survenir à leurs misères.

« Qui pourvoira donc à ces désordres ? Sire, s'il faut que ce soit vous, c'est un coup de Majesté. Vous avez assez de moyens de le faire; votre pauvre Peuple, qui n'a que la peau sur les os; qui se présente devant vous tout abattu, sans force, ayant plutôt l'image de mort que d'homme, vous en supplie au nom du Dieu éternel qui vous a fait régner, qui vous a fait père de votre Peuple pour avoir compassion de vos enfants. >>

Le Roi, recevant les Cahiers, dit alors aux trois Ordres :

Messieurs, je vous remercie de tant de peine que vous avez prise pour moi depuis quatre mois : je ferai voir vos Cahiers et les répondrai promptement et favorablement. »

En attendant la réponse à leur Cahier (dit un Mémoire du temps, rédigé par un membre des Etats-Généraux), les Députés du Tiers veulent continuer de s'assembler dans leur

chambre, ainsi qu'il leur a été promis vingt fois, au nom du Roi, pendant la tenue des Etats :

« Mais, dès le grand matin (24 février 1615), toutes les tapisseries et les bancs sont ôtés de la chambre où nous avions coutume de faire nos délibérations, et l'on tient la porte fermée, tant on craint la délibération de tout le corps; et, à dire vrai, ceux qui se sentent coupables de tant d'exactions et de larcins, et d'une dissipation si prodigieuse des finances du Royaume, ont bien sujet de craindre une pareille assemblée, en laquelle peut-être Dieu et le propre intérêt de notre mère commune, notre douce patrie, eût suscité quelqu'un qui eût réveillé les autres du profond sommeil qui nous a tous assoupis pendant quatre mois.

« Nous venons tous les jours battre le pavé du cloître des Augustins pour savoir ce qu'on veut faire de nous. Chacun demande des nouvelles de la Cour; personne n'en peut dire d'assurées. L'un publie le malheur qui talonne l'état, l'autre déchire les paroles de M. le Chancelier, ses adhérents et cabalistes ; l'un frappe sa poitrine, accusant sa lâcheté, et voudrait chèrement racheter un voyage si infructueux et si pernicieux ;... l'autre minute son retour, abhorre le séjour de Paris, désire sa maison, sa femme et ses amis, pour noyer dans la douceur de si tendres gages la mémoire de la douleur que lui cause la liberté mourante. »

Voilà donc les Etats-Généraux de 1614! On les divise, on leur fait des promesses, on les trompe; et quand on a reçu leurs doléances et supplications, on ferme brutalement la porte de leur chambre pour les empêcher de délibérer et pour les forcer à se séparer! En sera-t-il de même en 1789?

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Les abus dont se plaignait si vivement le Tiers-Etat dans son Cahier de 1614 existent encore, pour la plupart, au commencement de 1789, et sont encore presque innombrables. -Tout respire encore la conquête; partout on trouve encore des vestiges de la féodalité, le privilége, le monopole et les usurpations de l'Aristocratie; la Noblesse et le Clergé possèdent encore les deux tiers des terres sans payer d'impôts, et en se partageant même tous les impôts payés par le Peuple; le Peuple tout entier ne possède que l'autre tiers,

dévoré même par trois sortes de charges: l'impót royal pour la Cour, des rentes féodales pour la Noblesse, et des dímes pour le Clergé, sans compter que les Seigneurs ont le droit non-seulement de faire ravager les récoltes par leurs chiens et chevaux de chasse et par leur gibier, mais de pendre le malheureux qui, sur son champ, prend un de leurs lapins. En un mot, on peut le dire encore : tout pour l'Aristocratie, rien pour le Peuple ; à quelques-uns les honneurs et l'opulence, à la masse l'humiliation et la misère!

Mais, depuis 1614, les temps sont changés; l'opinion a fait d'immenses progrès; le fruit a mûri; et les nouveaux Etats-Généraux vont enfanter la plus gigantesque révolution.

DE LA

RÉVOLUTION FRANÇAISE

DE 1789 A 1830.

2000000000050006002000-2-0-00-0000000000000000000000

OBSERVATIONS PRÉLIMINAIRES.

DEUX MOTS SUR LA MARCHE PROGRESSIVE DES PEUPLES EN GÉNÉRAL.

Le Précis de l'Histoire des Français placé en tête de cet ouvrage comme une introduction naturelle à l'histoire populaire de la Révolution française pourrait, à la rigueur, nous permettre d'entrer immédiatement dans le récit des faits. Mais quelques rapides observations sur les progrès de l'esprit humain, et sur la marche ascendante des nations vers le bien-être et la liberté, nous paraissent utiles pour rendre plus manifestes, aux yeux de tous, les causes qui ont déterminé le plus grand événement des temps modernes.

Il est incontestable que ce n'est pas à la nature, mais à l'homme, que l'Aristocratie doit son institution. Partout sur la terre, à l'origine des nations, les premiers hommes

T. I.

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