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Je lis peu, dit le Président du Congrès anonyme, et j'écris encore moins; mais je suis parfaitement de l'avis du syndic de Genève il n'est pas prouvé que la liberté de la Presse soit utile à la force; mais il l'est du moins qu'elle est nécessaire à la faiblesse. Imprimons donc avec courage tout ce qui conviendra au triomphe de notre cause: soulevons l'Europe, tantôt avec notre logique, tantôt avec notre éloquence; et si nous ne pouvons en ce moment avoir raison contre les baïonnettes, éclairons assez l'injustice de nos oppresseurs pour l'empêcher d'être éternelle.

La question discutée encore quelque tems sous d'autres points de vue, fut enfin mise aux voix; et une des Altesses Sérénissimes ayant en main une urne sépulcrale qui avait servi à la momie de quelque Pharaon, fit le tour de la salle pour recueillir les suffrages.

CANDIDE

ENTR'ACTE OU CANDIDE JOUE UN

ROLE.

PENDANT le léger tumulte qui accompagne d'ordinaire, dans les grandes Assemblées délibérantes, le moment où l'on recueille les voix, Candide, placé à l'embrasure d'une fenêtre sans vitres, philosophait avec MoltoCurante, et voici textuellement leur dialogue.

CANDID E.

Il faut avouer que le malheur est un puissant magicien, s'il fait opiner, d'après les principes, tant d'Altesses et d'Excellences.

MOLTO-CURANTE.

Ces Altesses et ces Excellences opineront comme des Sages de la Grèce car,

dans

l'infortune, la raison s'identifie avec l'intérêt individuel, et tout le monde est philosophe.

CANDID E.

J'en ai fait l'expérience sur moi-même : il est probable que c'est parce que j'ai presque toujours été malheureux, que le Docteur Ralph, l'Historien de mes voyages, prétend que j'ai toujours si bien raisonné.

MOLTO-CURANTE.

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Voyez la France pendant le long règne de sa démagogie; la liberté de la Presse a été, pendant dix ans, le prétexte de ses insurrections on écrivait, on proscrivait, on assassinait en son nom: le parti opprimé détrônait, pour penser librement, le parti oppresseur; et dès qu'il avait en main la toute-puissance, il rendait plus que jamais la pensée esclavé.

CANDID E.

Ce mot me fait lire douloureusement dans

l'avenir

les Princes détrônés du Congrès ne sollicitent la liberté de tout écrire, que pour recouvrer leurs couronnes et leur pouvoir; le jour où ils rentreront dans leurs Palais, la raison humaine sera consignée à la porte, et l'on attendra qu'elle devienne vile pour lui donner audience.

MOLTO-CURANTE.

Oui, tel est le cercle des Révolutions politiques, sur-tout depuis la découverte de l'imprimerie on appelle la raison régner et on règne pour rendre la raison

esclave.

pour

CANDIDE.

Vous m'allez faire hair les Gouvernemens.

MOLTO-CURANTE.

Je voudrais ne vous engager qu'à plaindre l'homme mal-adroit qui gouverne.

CANDID E.

Et vous croyez que le crime du persécuteur de la pensée ne tient qu'à sa maladresse?

MOLTO-CURANTE.

Si les Athées de la Révolution Française ne s'étaient pas avisés de tout mettre en problème, je vous dirais que j'en ai la certitude.

CANDID E.

Mais le Grand Maître de Malte, homme d'un grand sens, disait tout à l'heure qu'il n'était pas prouvé que la liberté de la Presse fut utile à la toute-puissance.

MOLTO-CURANT E.

T

Si le Grand Maître de Malte n'était pas malheureux, je dirais qu'il lui a échappé une absurdité.

« EelmineJätka »