dont mon génie osait disposer: si je calcule bien les chances des événemens, si ma politique est heureuse dans son audace, il n'y a d'avenir pour moi que quand je ne serai plus; c'est-a-dire, quand la vengeance de l'histoire ne saurait m'atteindre, que dans ce néant orgueilleux qu'on appelle la mémoire. A. Homme aveugle, l'avenir est sans cesse à vos côtés c'est lui qui empoisonne vos jouissances odieuses; c'est lui qui, quand vous raisonnez avec votre épée, la fait étinceler comme celle de Damoclès sur votre tête; c'est lui qui vous empêche d'étouffer vos remords, et vous condamne, malgré votre athéisme, à la plus sinistre des immortalités. B. Voilà un mouvement oratoire, destiné peut-être à faire de l'effet à la tribune, et en présence d'une multitude de Législateurs; mais qui glisse sur une tête isolée et froide comme la mienne. Il n'est pas plus aisé mon cher Philosophe, de me persuader que de me convaincre; car à force de raisonner mon juste dédain pour l'espece humaine, je me suis fait une théorie à l'épreuve de l'éloquence comme de la logique, une théorie inattaquable, car elle repose sur une Loi antérieure à l'organisation des mondes, sur le dogme éternel de la fatalité. A. Je croyais m'entretenir avec un homme, je me suis trompé. Adieu : je vais raisonner avec des êtres libres. DESASTRE D'UNE GRANDE BIBLIOTHÈQUE AU NOM DE LA LIBERTÉ DE LA FRESSE. MOLTO-CURANTE dit à Candide, : en sortant de la Sacristie: Voilà un entretien qui ne sortira de long-tems de ma mémoire il y a environ un demi - siècle que je m'amuse à raisonner sur les élémens de la justice distributive, et je ne supposais jamais qu'il pouvait se trouver des Pyrrhoniens audacieux qui me soutiendraient que la raison est une abstraction métaphysique, et la justice distributive un fantôme : ce que je viens d'entendre me désabuse; je soupçonne maintenant que les désastres de la France viennent en grande partie de ce qu'on a laissé introduire dans ses trente-deux Gouvernemens, de ces Politiques à hautes spéculations idéales, qui appellent à leur aide les hommes sans Dieu pour gouverner les Etats sans morale; blasphèment les lumières qui ne les éclaireront jamais, et se persuadent que le chaos conserve tout, parce qu'il est dans leur intelligence. Pour moi, répondait Candide, j'ai été plutôt désabusé que vous le jour même où je débarquai dans Paris, un de mes compagnons de voyage, qui m'avait vu parcourir en route un petit pamphlet traduit de l'Allemand, contre la journée mé morable du dix-huit Fructidor, m'ayant dénoncé à la barrière comme plus suspect encore que mon livre, je fus traduit, avec toutes sortes de politesses, au Luxembourg : là un Athée de la secte dont vous me parlez, l'un des quatre mille hommes d'Etat, qui tenaient en ce moment le timon de la République, vint m'interroger : je n'eus pas de peine à lui faire comprendre qu'un Westphalien, qui venait en partie en tartane, en partie dans une messagerie publique, et plus souvent à pied, des bords de la Propontide, n'était pas un conspirateur bien dangereux pour des Rois populaires, aussi puissans que l'Avocat Goyer et le Général Moulins; aussi la sérénité revint bientôt sur son front: mais comme je m'avisai de raisonner sur ce beau droit de la force, qui fait arreter légalement à une barrière un étranger qui lit légalement une brochure, il se mit a disserter à perte de vue sur la force qui fait taire la raison, sur la nécessité qui amène la servitude, sur la fatalité qui la justifie : j'opposai des doutes timides à ses sophismes tranchans; il était armé de toutes pièces, et moi je ne protégeais ma nudité qu'avec les armes simples de la nature. Je ne sais lequel triompha, car nous n'avions que des espions de police pour spectateurs; et vous savez que dans les combats qui ne sont point à mort, aucun des Athlétes n'avoue sa défaite mais il m'est resté en principe, que dans un pays démoralisé on a le droit de tout dire, quand on a celui de tout faire; trop heureux encore, lorsque le Plébéïen qui a l'air d'être battu en se faisant l'Apôtre de |