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sa nièce une affection sans bornes, et il connaissait, je l'ai déjà dit, la pureté de ma vie passée. Nous ne croyons pas facilement à la honte des personnes qui nous sont chères, et dans une tendresse profonde la flétrissure du soupçon ne saurait trouver place. Aussi Jérôme dit-il, dans sa lettre à Sabinien:

« Nous sommes presque toujours les derniers à connaître les » plaies de notre maison, et nous ignorons les vices de nos enfants >> et de nos épouses lorsque les voisins s'en moquent tout haut. >>> Mais ce qu'on apprend après les autres, on finit toutefois par >> l'apprendre, et ce qui frappe les yeux de tous reste difficilement >> caché pour un seul. >>

Plusieurs mois s'étaient déjà écoulés, lorsque cette parole fut tristement confirmée à notre égard. Fulbert apprit tout.

Oh! qu'elle fut amère la douleur qu'il ressentit à cette découverte! qu'elle fut déchirante aussi la séparation des deux amants! quelles furent ma rougeur et ma confusion! de quel cœur brisé je gémissais sur l'affliction de cette chère enfant! et quel orage de chagrin souleva dans son ame le déshonneur dont j'étais publiquement couvert! Dans le coup terrible qui nous frappait, chacun de nous s'oubliait lui-même pour plaindre l'autre. Chacun de nous déplorait une seule infortune, et ce n'était pas la sienne.

Mais la séparation des corps resserrait pour nous les étreintes de l'ame. Notre amour, privé de ses jouissances, s'irritait comme la flamme. Le calice de la honte une fois épuisé, le scandale ne nous retenait plus, car nous n'avions guère senti les flagellations

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de la honte devant le charme irrésistible de la possession. Il nous arriva donc ce que la mythologie raconte de Mars et de Vénus, quand ils furent surpris. Peu de temps après, Héloïse sentit qu'elle était mère, et, dans le transport de son allégresse, elle me l'écrivit sur-le-champ pour me consulter sur les mesures qu'il fallait prendre à ce sujet. Une nuit, pendant l'absence de Fulbert, ainsi que nous en étions convenus, je l'enlevai furtivement de la maison de son oncle, et je la fis passer sans délai en Bretagne, où elle resta chez ma sœur jusqu'au jour où elle donna naissance à un fils qu'elle nomma Astrolabe.

Mais Fulbert! Après son retour, il faillit devenir fou. Personne ne peut savoir la tempête de fureur qui bouillonnait en lui. Pour exprimer son accablement et sa honte, il faudrait les avoir éprouvés soi-même. Mais que faire contre moi? quelles embûches me tendre?... Il l'ignorait. S'il me tuait, ou qu'il me blessât seulement dans quelque partie du corps, il craignait avant tout que sa nièce chérie ne fût victime de la vengeance des miens en Bretagne. Faire main basse sur moi et me réduire en chartre privée, c'était chose impraticable, car je me tenais soigneusement en garde contre toute surprise, persuadé que j'étais que le chanoine était homme à tout entreprendre s'il était le plus fort ou s'il croyait l'être. Enfin, touché de compassion par l'excès de sa douleur, et m'accusant moimême du vol que lui avait fait mon amour comme de la dernière des trahisons, j'allai trouver Fulbert. Je le suppliai, je lui promis toutes les réparations qu'il exigerait. J'affirmai que ma conduite

ne surprendrait personne de tous ceux qui avaient éprouvé la puissance de l'amour, ou qui se rappelleraient avec quelle chute immense les plus grands hommes avaient été renversés par les femmes dès le commencement du monde. Et, pour mieux l'apaiser encore, je lui offris une satisfaction qui dépassait toutes ses espérances, en lui proposant d'épouser celle que j'avais séduite, que j'avais séduite, pourvu toutefois que mon mariage fût tenu secret, afin de ne pas nuire à ma réputation. Il y consentit; il m'engagea sa foi et la foi de ses amis, et scella de ses baisers la réconciliation que je sollicitais; mais c'était pour mieux me trahir.

Je retournai aussitôt en Bretagne, d'où je ramenai mon amante pour en faire ma femme. Mais, loin de goûter mon projet, elle le repoussa entièrement, et fit valoir, pour m'en dissuader, deux raisons principales, le péril et le déshonneur auxquels j'allais m'exposer, jurant qu'elle ne pourrait jamais se pardonner de m'avoir obéi; et je pus m'en convaincre par la suite. Elle me demandait comment elle pourrait être glorieuse de notre mariage, en ruinant ma gloire et en nous dégradant l'un et l'autre? Quelle expiation le monde ne serait-il pas en droit d'exiger d'elle si elle lui ravissait son plus brillant flambeau? Elle mettait sous mes yeux les malédictions dont on saluerait ce mariage, le préjudice qu'il devait causer à l'Église, les larmes qu'il coûterait à la philosophie. Combien ne serait-il pas inconvenant et déplorable de voir un homme que la nature avait créé pour le monde entier asservi à une seule femme et courbé sous ce joug infamant? Elle repoussait avec une

« EelmineJätka »