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tique, qui, au douzième siècle, ont coïncidé en France avec le mouvement philosophique, bien que nées de la même source, en demeuraient tout-à-fait séparées. Les besoins de la liberté naissaient également dans les diverses carrières de l'activité humaine; partout on commençait à se sentir la force et le désir d'avancer, mais sans se rallier à des principes communs et se porter naturellement secours. Les mêmes bourgeois qui se formaient en communes pour arracher à leur suzerain ecclésiastique ou laïque la reconnaissance de leurs droits municipaux, auraient lapidé en qualité d'hérétique l'imprudent logicien qui leur aurait été représenté comme réclamant les droits de la raison contre les autorités théologiques; et parmi les écrivains philosophes qui ont parlé des premières tentatives d'affranchissement, il n'en est presque aucun qui ne se soit prononcé avec indignation contre ces associations exécrables, inouïes, qui se formaient alors sous le nom de communes.

Ainsi, indépendants l'un de l'autre, le mouvement populaire et le mouvement littéraire ont chacun séparément continué leur cours. L'état des lettres en France a constamment porté et porte encore la trace de cette séparation. Elle a puissamment influé sur les mœurs des classes éclairées, en les accoutumant à un exercice d'esprit et à des jeux d'imagination sans rapport avec les faits extérieurs. Il en

est résulté sur plusieurs points une habitude de faux et de factice qui n'a pas borné son influence aux productions littéraires. Les affections naturelles ont été détournées de leur véritable voie; on a soumis les sentiments et les relations de la vie à une sorte de règle poétique qui substituait Télégance à la rectitude, et devenait beaucoup plus favorable à la délicatesse des passions qu'à l'observation des devoirs. L'amour, tel que nous l'avons vu professer dans le dix-huitième siècle, est le produit de cette morale toute littéraire. Il est assez singulier de le rencontrer sous les mêmes traits au commencement du douzième. La vie d'Abailard nous offre un des exemples les plus remarquables de ce genre d'exaltation romanesque qui a caractérisé nos temps modernes.

Abailard était arrivé, selon quelques-uns, à trente-huit ans, mais plus probablement à trente-quatre ou trentecinq, sans que les faiblesses de l'amour fussent venues se mêler à la sévérité de ses occupations. L'agitation de sa fortune, et cette avide impatience de renommée que ses premiers succès devaient plutôt exciter que satisfaire, avaient jusqu'alors absorbé l'ardeur de son âge et de son imagination. L'élévation de ses penchants lui inspirait, ainsi qu'il nous l'apprend lui-même, une grande aversion pour les commerces honteux et les plaisirs faciles, en même temps que ses travaux lui interdisaient ceux qu'il aurait fallu pour

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