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nous connaissons d'Héloïse ne peut laisser d'incertitude sur l'étendue de son esprit, l'élévation de son âme, la force de son caractère, la chaleur de son imagination, son talent d'écrire, son goût pour la science telle qu'on la connaissait alors. Élevée chez les religieuses d'Argenteuil, elle y avait appris les langues savantes, dont la connaissance était alors recommandée aux couvents de filles, comme nécessaire à l'intelligence des prières de l'Église et des livres saints : les poètes et les philosophes anciens lui étaient aussi familiers. Sa passion pour les lettres avait rendu son cœur sensible à une grande gloire littéraire et préparait d'avance le succès d'Abailard. Animé par l'amour et l'espérance, il voulut plaire enfin, et y parvint sans peine. Un commerce de lettres dont la science fut peut-être le prétexte, mais non pas le sujet, permit les aveux que n'aurait osé prononcer la bouche; et, toujours plus amoureux, Abailard chercha les moyens d'amener les occasions plus fréquentes et les relations plus familières sur lesquelles il fondait l'espoir de son triomphe.

Fulbert, orgueilleux de la supériorité de sa nièce, croyait ne pouvoir faire assez pour donner à ses talents tout le développement dont ils étaient susceptibles; et dans ce respect passionné pour la science qui séduit quelquefois les esprits simples comme paraît l'avoir été celui du chanoine, il la poussait sans relâche à l'étude et ne négligeait

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pour elle aucune occasion d'apprendre. Abailard, par l'intermédiaire de quelques amis, fit proposer à Fulbert de le prendre en pension chez lui au prix qu'il voudrait. L'embarras des soins d'un ménage, incompatible avec les études philosophiques, la trop grande dépense qu'il lui occasionnait, la commodité que lui offrait la maison de Fulbert, située près des écoles, tels furent les motifs apparents de la demande d'Abailard. Fulbert en eut deux pour accéder avec empressement à la proposition : l'avantage pécuniaire qu'il comptait trouver dans ses conventions avec ce philosophe riche et insouciant, mais surtout la joie inespérée de voir Héloïse approcher de la source de toute science, et l'espérance qu'il en rejaillirait sur elle quelques gouttes. Sans laisser à Abailard le temps de former un désir à cet égard, il le supplia avec ardeur de donner à sa nièce les moments dont il pourrait disposer, soit à son retour des écoles, ou à toute autre heure du jour et même de la nuit, lui remettant sur elle une entière autorité, jusqu'à le prier d'user de contrainte, s'il était nécessaire, et de punir sa négligence ou sa mauvaise volonté. Abailard lui-même s'étonna de l'excès d'aveuglement qui allait ainsi au-devant de ses voeux; mais, trompé par les idées qui le préoccupaient, par la gravité des mœurs d'Abailard, par la distance où le plaçait d'Héloïse la hauteur de sa réputation, Fulbert ne vit en lui qu'un savant doc

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teur, dans sa nièce qu'une enfant, et ne supposa pas entre eux d'autres relations possibles que celles du maître et de l'écolière. Telles que les concevait Fulbert, elles étaient singulières; car il avait permis à Abailard, pour faire faire à Héloïse sa volonté, les menaces et les coups. Abailard réussit par de plus douces voies, et, en nous instruisant de son bonheur, il a laissé peu de chose à deviner sur le détail de ses plaisirs. Cependant cette passion fut sincère et violente; mais, au moment où écrivait Abailard, elle avait perdu son empire; l'amour n'animait plus pour lui ces tableaux que seul il peut rendre touchants. La crudité est dans ses expressions, autorisées ou nécessitées par l'usage du latin, rendues familières par l'habitude des dissertations théologiques, et naturelles à cette situation d'ame où le remords s'unit aux regrets. Un effet tout contraire résulte des écrits où, après de longues années d'absence, Héloïse se rappelait ces temps de bonheur et d'ivresse; elle exprime beaucoup plus en disant beaucoup moins; elle rappelle, mais ne détaille point. Au moment même où Héloïse se livre à la peinture des sentiments les plus vifs, une délicatesse de femme écarte toute image capable de réveiller, dans celui à qui elle s'adresse, l'idée des plaisirs qui ne sont plus, pour porter l'imagination tout entière sur la douleur de leur perte.

Livré à des jouissances si vives et si nouvelles, Abailard

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