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oubliait tout le reste; ses vers ne parlaient plus que

d'amour,

et la douce mélodie de ses chants, gravés dans la mémoire des plus ignorants, portait au loin le nom d'Héloïse, le faisait retentir dans les maisons et sur les places. Héloïse ne concevait plus d'autre honneur que celui de son choix, et se perdait, pour ainsi dire, dans la gloire de son amant. Le devoir de lui complaire devint pour elle celui devant lequel disparaissaient tous les autres. En vain des scrupules renaissaient quelquefois dans son ame; en vain le retour du dimanche, d'une fête solennelle, alarmait sa dévotion sur des plaisirs défendus; tout cédait à un ascendant auquel elle n'imaginait même plus qu'il lui fût permis de résister.

Plusieurs mois se passèrent sans que rien vînt, je ne dis pas troubler, mais réveiller ces deux ames engourdies dans une sorte de sommeil magique. Tout amour de travail, toute passion même de la gloire étaient éteints dans le cœur d'Abailard; incapable d'étude, il se rendait avec répugnance aux écoles, et, impatient d'en sortir, y répétait languissamment d'anciennes leçons que son esprit énervé n'avait plus même la force de rajeunir. Ses disciples virent avec consternation la chute de leur maître, et le deuil se répandit dans toute la nation philosophique. Le public ne pouvait être long-temps discret : ce qui faisait l'entretien de tous arriva enfin aux oreilles de Fulbert. Sa douleur et son indignation égalèrent la confiance où il avait vécu

jusque alors. Abailard sortit de chez lui confus, accablé de remords, déchiré d'une si cruelle séparation, mais indifférent à ses propres maux, pour ne sentir que le malheur d'Héloïse, qui, de son côté, ne paraissait souffrir que de l'humiliation et de la rougeur qui couvraient le front de son amant. Tel est le récit que nous fait Abailard, récit touchant et naturel malgré la recherche des formes. Ils se quittèrent plus unis, plus passionnés que jamais, et peu de temps après, Héloïse, s'apercevant qu'elle était grosse, en instruisit Abailard avec transport et orgueil. Choisissant alors une nuit où Fulbert se trouvait absent, il l'enleva déguisée en religieuse et la conduisit en Bretagne chez sa sœur, connue seulement sous le nom de Denise. Là elle accoucha d'un fils qui fut nommé Astrolabe ou Astralabe.

Fulbert, furieux, prêt à se porter à toute sorte de violences contre l'auteur de son affront, était cependant re

tenu par sa tendresse pour Héloïse. Il pouvait craindre que, dans le pays d'Abailard, au milieu des siens, elle ne devînt à son tour la victime de leur vengeance. Abailard n'en crut pas moins devoir prendre des précautions contre les efforts que Fulbert aurait pu tenter pour s'emparer de sa personne. Un tel état de choses ne pouvait durer, et pourtant il ne se présentait, pour le faire cesser, qu'un moyen extrême, le mariage, dégradation inouïe pour un clerc, un chanoine, un philosophe, brillant de toutes les gloires théologiques, en route pour arriver aux plus hautes dignités de l'Église. Abailard se détermina cependant à faire cesser les maux qu'il avait causés, à se délivrer luimême des violents remords que lui faisait éprouver la trahison dont il s'était rendu coupable, et, s'excusant sur la force de l'amour et les exemples de tant de grands hommes dont, à partir des premiers jours du monde, les femmes ont causé la ruine,» il alla trouver Fulbert, implora son pardon, et lui proposa ce que celui-ci n'aurait pu se permettre d'espérer, « d'épouser Héloïse, à cette seule condition que, pour sauver d'un tel scandale la réputation d'Abailard, le mariage demeurerait secret'.» Fulbert con

1 Gervaise observe qu'en ce temps-là il n'était pas besoin d'autant de cérémonies qu'aujourd'hui pour la validité d'un mariage catholique : le concile de Trente et les ordonnances des princes n'avaient pas encore

sentit à tout; Abailard reçut de lui et des siens des assurances de paix et de parfaite réconciliation que confirmèrent des embrassements mutuels.

Abailard se rendit en Bretagne pour en ramener Héloïse, et accomplir sa promesse de l'épouser. Consternée à la nouvelle qu'il lui en apporta, Héloïse s'opposa de toutes ses forces à un pareil sacrifice; sacrifice inutile, disait-elle, car son oncle n'avait point pardonné et ne pardonnerait point. « Quel honneur d'ailleurs pouvait-il lui revenir de ce qui ternirait la gloire d'Abailard? De quel crime n'allait-elle pas se rendre coupable envers le monde entier en lui enlevant une telle lumière? Quelles ne seraient pas les malédictions, les larmes des philosophes? >

Passant de là aux embarras du mariage, elle appelait à l'appui de son opinion celle des pères, des philosophes, qui tous l'ont déclaré contraire, sinon à la pureté des mœurs, du moins à l'étude de la sagesse et à la vie philosophique.

On pourrait croire à ce langage que, revenue de ses égarements, Héloïse plaçait désormais leur gloire à tous deux dans le renoncement aux plaisirs qui leur avaient été si chers; mais il n'en était rien. La publicité de leur mariage,

imposé les lois et les formalités auxquelles on a été, plus tard, obligé de se

soumettre.

les commodités de la cohabitation, c'était là qu'elle voyait l'indécence et le scandale; et, plus heureuse, disait-elle, plus honorée du nom de maîtresse d'Abailard que du nom de son épouse, plus charmée et plus fière de devoir sa constance à son amour que de le tenir enchaîné par les liens du mariage, elle le conjurait de ménager leurs plai, que des séparations momentanées rendraient d'autant plus doux qu'ils seraient plus rares.

sirs,

C'est ainsi qu'Abailard nous a transmis les discours par lesquels Héloïse tâchait d'ébranler sa résolution; et, malgré la forme oratoire que leur a donnée son récit, Héloïse, dans ses lettres, les reconnaît pour siens, le remercie d'avoir daigné se les rappeler, lui reprochant toutefois d'omettre quelques-unes des raisons de son éloignement pour ce mariage, et celles sans doute qu'elle lui permettait le moins d'oublier.

Les poètes comme Héloïse, et le public comme les poètes, ont donné plus d'attention aux motifs personnels d'Héloïse qu'à ceux qu'elle tire de la situation d'Abailard et des idées de son temps; mais c'est à ceux-ci que s'attache l'importance historique. Plus d'une femme passionnée a pu éprouver ou se croire les sentiments d'Héloïse; ses arguments n'appartiennent qu'à son siècle.

Abailard, en les rapportant, en reconnaît la solidité, et s'étonne de l'étrange folie qui l'empêcha de s'y rendre.

« EelmineJätka »