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conciles comme hérétique ou sacrilége.» Dans cet état d'angoisse, le désespoir s'emparait de lui, et plus d'une fois, songeant à fuir la domination des chrétiens, il forma le projet d'aller au pays des infidèles chercher le repos, et, pour un tribut tel qu'on voudrait l'exiger, vivre chrétiennement au milieu des ennemis du Christ. Je pensais, » ajoute-t-il, les trouver d'autant plus favorables que, d'après le crime qui m'était imputé, ils pourraient me soupçonner de n'être pas chrétien, et me croire ainsi plus disposé à embrasser leur foi.» Espoir singulier, et dont, il faut le croire, Abailard ne s'est amusé d'une combinaison d'esprit.

que comme

Au milieu de ces agitations, il crut entrevoir un port de salut. Les moines de Saint-Gildas de Ruys', dans le diocèse de Vannes, venaient de le choisir pour leur abbé. Il obtint sans peine de l'abbé et des moines de Saint-Denis la permission d'accepter, et les terreurs qui le poursuivaient en France l'emportèrent sur l'effroi de ce qui l'at

1 Cette abbaye était située sur le bord de la mer, au bourg de Ruys, diocèse de Vannes, dans la Basse-Bretagne. Elle fut fondée, au vre siècle, sous Chilpéric, fils de Mérovée, par saint Gildas, dit le sage, abbé d'un monastère d'Angleterre. Les religieux étaient de l'ordre de saint Benoît; ceux de la congrégation de Saint-Maur y furent introduits en 1649. Cette abbaye ne doit pas être confondue avec celle appelée Saint-Gildas-des-Bois, qui est dans le diocèse de Nantes.

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tendait en Bretagne, des moines déréglés et indomptables, un pays barbare, » dit-il, «situé à l'extrémité des terres, sur le bord des ondes de l'Océan, habité par des

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peuples féroces et turbulents dont la langue lui était inconnue. » Cependant rien ne l'arrêta: il rompit son école, et il partit pour Ruys. Il y trouva ce qu'il aurait dû prévoir, des difficultés au-dessus de son énergie, des peines trop fortes pour son courage, le désordre au dedans et au dehors, les terres de l'abbaye envahies par un puissant voisin, auquel des moines sans règle, et par conséquent sans autorité, n'avaient aucun moyen d'imposer, des embarras d'administration que les moines, irrités de ses tentatives de réforme, s'appliquèrent bientôt à lui rendre insurmontables, point de secours dans une population en tout semblable aux gens contre lesquels il aurait eu à se défendre, et, au milieu de ces sauvages, l'éloquence, l'esprit, la science, la renommée complètement inutiles. Dans sa détresse, le désolé Abailard tournait des regards

de repentir sur le Paraclet, que, sans absolue nécessité, il avait laissé désert, négligé, trop pauvre pour fournir à l'entretien d'un desservant. Il apprit que les religieuses

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d'Argenteuil, parmi lesquelles Héloïse occupait alors la dignité de prieure, venaient d'être chassées de leur couvent par les moines de Saint-Denis, qui, à raison ou sous prétexte d'anciens droits, s'étaient emparés de leurs biens comme de leur maison, et les avaient obligées de se disperser en différentes communautés '. Il offrit à Héloïse le Paraclet pour asile. Elle s'y rendit avec plusieurs religieuses qui s'étaient attachées à son sort. Deux d'entre

1 Héloïse, alors âgée de vingt-huit ans, venait d'obtenir par ses qualités nombreuses la dignité de pricure de la communauté d'Argenteuil.

elles étaient, dit-on, nièces d'Abailard. Il alla les

y recevoir, et une donation en forme, approuvée de l'évêque et du pape, les mit en possession de l'oratoire qui fut érigé en abbaye sous le nom du monastère de la Sainte-Trinité. C'est ainsi du moins que le désigne la bulle d'institution donnée en 1131 par Innocent II. Cependant le nom de Paraclet est demeuré le seul en usage. Abailard l'emploie constamment, même dans ses lettres à saint Bernard. Héloïse fut nommée abbesse de la nouvelle communauté.

Il fallut ensuite pourvoir à sa subsistance. Le genre d'établissement auquel avait été consacré d'abord le Paraclet n'était pas de ceux qui attiraient alors la libéralité des peuples. Le Paraclet ne possédait rien ou à peu près. Mais bientôt la dévotion publique, animée par les prédications d'Abailard, s'empressa de venir au secours du saint monastère, « dont les propriétés s'accrurent en un an, dit-il, plus, je crois, que je n'eusse pu pour mon compte les augmenter en cent années ; » ce qu'il attribue à l'intérêt qu'inspiraient les souffrances et les vertus des femmes, et aussi à la considération que s'attirait Héloïse, par son incomparable et douce patience, sa vie retirée et le mérite de sa conversation d'autant plus recherchée qu'on en jouissait plus rarement. « Les évêques, dit-il, la chérissaient comme leur fille, les abbés comme une sœur, les laïques comme leur mère. » Abailard voyait avec joie la prospérité crois

sante du Paraclet. Le soin d'instruire, de diriger des consciences soumises, le reposait des amers travaux de son gouvernement de Saint-Gildas. Il retrouvait, dans la société d'esprits capables de l'entendre, un aliment à l'activité du sien. Cependant une attention jalouse ne pouvait manquer de s'attacher à un établissement formé sous sa conduite. Ce fut probablement dans l'un des intervalles d'un de ses fréquents voyages au monastère qu'Héloïse reçut la visite de saint Bernard. Celui-ci, assistant à leurs offices, s'aperçut que, dans ce passage de l'oraison dominicale , panem nostrum quotidianum da nobis hodiè, les religieuses substituaient au mot quotidianum, donné par la version de saint Luc et reçu par l'Église, le mot supersubstantialem, donné par la version de saint Matthieu. Il censura vivement cette nouveauté, et Abailard ne l'ignora pas long-temps. Il supportait peu les critiques, et peutêtre celles de saint Bernard le trouvaient-elles déjà disposé à l'aigreur. La lettre qu'il lui écrivit à ce sujet dut la rendre réciproque, et compte probablement au nombre des incidents qui ont envenimé leurs querelles.

D'autres censures plus fâcheuses pour Abailard vinrent bientôt troubler son repos et les consolations qu'il commençait à goûter. On calomnia ses relations avec Héloïse; ni son âge ni son malheur ne le garantirent du soupçon, ou du moins des propos. Effrayé de la moindre attaque,

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