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<< mande mon âme désolée. Que votre tendresse s'a« larme enfin de la mort cruelle qui me menace : « hélas! ceux qui me cherchent pour me tuer ne sont << pas loin. >>

Dieu n'abandonne jamais réellement ses serviteurs; un prêtre qui passait par le jardin aperçut le Bienheureux et entendit ses plaintes déchirantes; il le retira du buisson, l'arracha des mains de la populace, le conduisit dans sa maison et le garda toute la nuit. Le lendemain frère Henri partit avant l'aurore, et échappa ainsi à la mort qui le menaçait.

XXX

Comment le Bienheureux convertit un assassin et court
de grands dangers.

Frère Henri revenait de Flandre par l'Allemagne et côtoyait le Rhin, lorsqu'un soir il arriva dans un bois. Il était seul; son compagnon, plus jeune que lui, avait pris les devants et l'attendait plus loin. En avançant dans le bois, il aperçut une belle jeune femme et un homme terrible, ayant une grande épée à son côté et une lance sur ses épaules. Frère Henri trembla à cette vue, parce qu'il savait que cet endroit était infesté de voleurs et d'assassins. Aussi forçait-il le pas pour fuir cette mauvaise rencontre; mais la jeune femme le rejoignit et lui dit : « Mon Père, je vous connais, et je vous conjure par l'ardeur que vous avez de sauver les âmes, << de vouloir bien entendre ma confession. » Le Bien

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heureux la confessa, mais en tremblant pour sa vie, surtout quand sa pénitente lui dit: « Mon Père, ayez «< compassion de mon malheur; cet homme est un << assassin de grande route, qui tue, dépouille tous les « voyageurs et ne vit que de brigandages. Il m'a trom«< pée, il m'a enlevée de la maison de mon père, il m'a << emmenée de force et m'a contrainte d'être sa femme: << voyez dans quel malheur je me trouve.» Sa confes sion étant terminée, elle alla parler en secret au voleur et lui persuada de se confesser.

«

Frère Henri trembla de tous ses membres et crut sa mort certaine en voyant le brigand venir à lui tout armé : fuir était impossible, crier était inutile. Mais ayant appris de sa femme que ce religieux était un saint et que ceux qui se confessaient à lui feraient une bonne mort, le brigand pria frère Henri de vouloir bien le confesser. Celui-ci y consentit; ils se retirèrent sur la lisière du bois et sur les bords du Rhin. Parmi ses péchés, le voleur raconta que, peu de jours avant, il avait rencontré dans le même chemin un prêtre vénérable, qu'il avait feint de vouloir se confesser, mais qu'après avoir dit quelques péchés il lui avait percé le cœur et la gorge de sa lance, qu'il l'avait tué, dépouillé, puis jeté dans le fleuve. Frère Henri crut entendre sa sentence de mort, et quand le voleur eut fini, il tomba par terre de frayeur, et, les yeux fixés sur l'épée de l'assassin, il se recommanda à Dieu et attendit le nouveau crime de son terrible pénitent. Mais le voleur avait été tellement touché des paroles du Bienheureux, qu'au lieu de le tuer il le releva, le rassura, se recommanda à ses

prières, l'accompagna avec sa femme jusqu'à l'extrémité de la forêt, et le laissa s'éloigner sans lui faire aucun mal. Frère Henri pria Dieu avec tant de ferveur, que le brigand se convertit plus tard, et le saint confesseur reçut dans une vision l'assurance qu'il était sauvé.

En revenant un jour de prêcher à Strasbourg, notre Bienheureux tomba dans l'eau avec un traité spirituel qu'il avait composé; sa vie était en grand danger et le courant l'emportait avec une force irrésistible, lorsqu'un jeune homme de Strasbourg arriva et vit le péril de Suso. Il se déshabille sur-le-champ, se jette à la nage et sauve le livre et son auteur. Mais il courut pendant l'hiver un bien plus grand danger; il voyageait alors par obéissance dans une voiture et côtoyait un lac profond, grossi par des pluies abondantes; le cocher négligent laissa les chevaux trop s'approcher du bord, et la voiture versa dans le lac. Le Bienheureux tomba dessous, et les chevaux l'entraînèrent jusqu'à un moulin où quelqu'un le secourut et le retira avec beaucoup de peine et d'efforts. Frère Henri, tout mouillé et tout glacé par la rigueur de la saison, ne découvrit au loin aucun endroit pour se sécher, et fut obligé de continuer sa route quoique ses vêtements gelassent sur lui. Il arriva enfin à un faubourg où il frappa de porte en porte en demandant un gîte pour l'amour de Dieu; mais on le chassa partout, et il fut obligé de s'éloigner. Il tomba par terre mourant de froid, et il se mit à gémir vers Dieu en disant: « Ne valait-il pas mieux, Seigneur, périr dans l'eau? Que vais-je maintenant devenir, si les personnes de ce bourg me rebutent? Du moins ne

m'abandonnez pas, vous qui êtes mon guide. >> Ces plaintes furent entendues d'un pauvre paysan qui pas— sait par le chemin. Ce brave homme le voyant pleurer ainsi au milieu des frissons de la mort, eut compassion de lui, le prit et le conduisit à sa demeure, où il le réchauffa toute la nuit et lui prodigua tous les soins possibles.

XXXI

Dieu accorde à notre Bienheureux un peu de repos.

Dieu réglait ainsi les peines de son serviteur, lui accordant le remède comme il voulait et quand il voulait, mais ne l'abandonnant jamais entièrement. Pour l'ordinaire, un péril en précédait toujours un autre, et une affliction était la préparation à une affliction plus grande encore. Frère Henri était si accoutumé aux croix, qu'il s'étonnait quand Dieu lui accordait quelque trêve, et il répondit à des religieuses qu'il visitait et qui lui demandaient comment allaient ses affaires : « Il me semble

qu'elles vont mal et que Dieu m'oublie, puisque « voilà un mois tout entier que je n'ai rien souffert, et « que je n'ai été lésé ni dans ma personne, ni dans « mon corps, ni dans mon honneur et ma réputation. « C'est vraiment là une chose extraordinaire. >>

A peine avait-il dit ces paroles qu'un frère de son Ordre arriva pour l'avertir qu'un seigneur d'un lieu qu'il nommait le cherchait tout en fureur et voulait le tuer. Il avait juré devant lui de le frapper partout où

il le rencontrerait, et beaucoup de parents ou amis de

jeune seigneur avaient fait le même serment; et cela, parce qu'une de ses filles avait embrassé avec d'autres les exercices spirituels de la vie contemplative, et qu'il avait persuadé à une jeune mariée de ne regarder son mari qu'avec une grande retenue et à travers un voile. Le religieux ajoutait que ce seigneur et ses amis étaient persuadés que toutes les personnes qui fréquentaient frère Henri se perdaient et se corrompaient. En entendant ces choses, le Bienheureux leva les mains au ciel, rendit grâces à Dieu, et quitta tout joyeux le couvent. Dieu se souvenait de lui, puisque la calomnie des hommes le poursuivait avec tant d'acharnement, et que leur ingratitude seule le payait des services qu'il leur avait rendus.

XXXII

Frère Henri se plaint à Dieu de ses afflictions.

A cette époque si féconde en afflictions, frère Henri se sentit une fois si malade et si faible, qu'il alla chercher quelques secours à l'infirmerie. Il prit à table la dernière place et s'y tint humble et silencieux suivant sa coutume. Mais là, comme ailleurs, il trouva l'occasion d'exercer sa patience; car ceux qui servaient l'accablèrent de mépris, d'outrages, et joignirent même les mauvais traitements aux injures. Cette épreuve était dure, et le pauvre Henri ne put retenir ses larmes.

« EelmineJätka »