Page images
PDF
EPUB

nait surtout à lui murmurer sans cesse: Frère Henri, pourquoi cherches-tu avec tant d'emportement à quitter ton genre de vie? Souviens-toi donc que commencer le bien est facile, mais y persévérer est vraiment impossible. Frère Henri lui opposait les inspirations de Dieu lui-même: l'Esprit-Saint, qui m'appelle et qui est toutpuissant, peut faire en moi ce qui est facile et ce qui est difficile. Le tentateur continuait: Oui, on ne peut douter de la puissance de Dieu; mais ce qui est bien incertain, c'est la correspondance à la grâce : peux-tu y compter? Suso répondait: Puisque Dieu m'a appelé, c'est qu'il ne veut pas m'abandonner. Je le sens qui m'invite à le servir et qui me promet son secours. Comment, lorsqu'il m'attire, lorsque je me donne à lui et que je me jette dans ses bras, comment se retirerait-il pour me laisser tomber?

Cette tentation vaincue, une autre se présenta à son àme; semblable à la voix d'un ami qui ne voulait que son bien, elle disait: Certainement il ne faut point changer de résolution, et tu dois régler mieux ta conduite à l'avenir; mais entreprends ta conversion doucement et avec prudence, sans te jeter tout à coup dans une vie austère et trop rigoureuse; c'est en modérant ton ardeur que tu pourras réussir. Personne ne devient saint tout à coup, et les choses violentes ne sont pas durables. Donne à ton corps ce qui lui est nécessaire de sommeil et de nourriture, traite-le doucement et applique-toi seulement à éviter le péché. Sois dans ton intérieur aussi bon que tu le voudras; mais reste en public dans de sages limites, et ne te fais pas remarquer de

manière à révolter tout le monde. Tu sais ce qu'on dit : Pourvu que le cœur soit saint, tout le reste va bien. Ne peux-tu donc pas conserver des relations agréables tout en pratiquant la vertu? Vois donc les autres; ils espèrent bien se sauver, sans suivre la vie pleine de rigueurs que tu as le dessein d'entreprendre. Mais la divine Sagesse, qui voulait faire de Suso son confident et son bien-aimé, lui découvrit le danger de ces conseils en disant à son âme : Celui qui veut commencer une vie sainte par la tiédeur, verra bientôt ses bonnes résolutions s'évanouir; on quitte vite le bien qu'on entreprend avec négligence. Celui qui pense vaincre son corps révolté, et le tenir sous la loi de l'esprit, en vivant au sein des délicatesses et des satisfactions sensuelles, est un insensé dépourvu de toute espèce de jugement; vouloir jouir du monde et servir Dieu est une impossibilité dont la réalisation détruirait la morale et la parole de JésusChrist; si tu veux me servir, il faut le faire avec courage, et commencer ton œuvre en renonçant au monde et à toi-même.

Frère Henri, fortifié par ces conseils de la divine Sagesse, après avoir beaucoup réfléchi, finit par prendre une forte résolution: il se confia entièrement à Dieu, se sépara des hommes, et renonça à toutes les consolations qu'il pouvait en attendre.

[ocr errors][merged small]

Frère Henri vivait dans la plus profonde retraite, mais son âme ardente et avide de doux épanchements éprouva, en s'éloignant de ses compagnons, de grandes tentations et des peines plus cruelles que la mort. Quelquefois, vaincu par la nature, la nature, il retournait à ses anciens amis pour se distraire un peu; mais dans leur commerce il ne trouvait aucune joie, et il les quittait plus triste encore, parce que leurs divertissements lui déplaisaient, et que leurs reproches étaient pleins d'amertume. Henri, lui disait-on, pourquoi ces nouveautés? pourquoi cette vie bizarre que vous voulez entreprendre? La vie ordinaire est la plus sûre; c'est déjà beaucoup de faire ce que font les autres; votre façon d'agir ne peut vous conduire qu'à de mauvais résultats. Mais lui se taisait et s'éloignait en pleurant, et en disant dans son cœur : 0 Dieu, qui êtes si bon, voyez quels combats me livrent mes amis; je le sais bien, le meilleur parti eût été de les fuir, parce que les hommes ne peuvent me donner la paix; si je ne les avais point recherchés, aurais-je vu et entendu ce qui fait maintenant le sujet de ma peine? Au milieu de ses chagrins, la croix la plus pesante était de ne trouver personne qui partageât ses sentiments et qui pût l'écouter; aussi, ses jours s'écoulaient dans l'affliction et les larmes, son âme souffrait de la solitude

et languissait dans l'isolement. Cet état finit pourtant par lui paraître délicieux.

Un jour qu'il ressentait vivement sa peine et qu'il était seul dans l'église à pleurer et à gémir, Dicu se plut à le consoler par une vision céleste. Son âme fut transportée dans une des régions pures et resplendissantes du ciel, et il y vit des choses divines et ineffables; dans cette contemplation son cœur était brûlé d'une flamme si ardente, son esprit était si heureux et si absorbé, que tout sentiment humain s'éteignit, qu'il ne pensa ni à lui ni au monde, et qu'il ignora si ce ravissement eut lieu le jour ou la nuit, avec ou sans son corps. Cet état dura une heure et demie, et cette goutte délicieuse de la vie éternelle qui coula du sein de Dieu sur le cœur d'Henri, calma ses peines et le fortifia dans ses résolutions, en lui donnant un avant-goût des douceurs célestes. Quand il revint à lui, il sembla sortir d'un autre monde, et son corps était si abattu, si douloureux, qu'il disait: Je ne sais si, à l'heure de ma mort, je souffrirai davantage. Il tombait et retombait à terre; des soupirs profonds sortaient de sa poitrine, et sa bouche laissait échapper ces cris plaintifs: 0 mon Dieu! mon Dieu! où étais-je? où suis-je maintenant? Qui m'a ravi les biens ineffables que je possédais? Quand jouirai-je encore de cette éblouissante clarté? Oh! bien certainement, mon Jésus, ni le temps, ni l'éternité ne pourront effacer de mon àme la grâce que vous venez de me faire. O douceur délicieuse! ô beauté incomparable! ô source d'éternelles jouissances! si ce n'est point là le ciel lui-même, je ne sais pas ce que peut être le séjour de Dieu, le paradis.

Frère Henri conserva longtemps dans les puissances de son âme la mémoire et le goût de cette extase, comme un vase conserve l'odeur d'un parfum; et le souvenir de cette vision, de cette lumière céleste, excitait toujours davantage la soif ardente qu'il avait de Dieu.

[ocr errors][merged small]

Aidé par ce secours divin, frère Henri s'affranchit des affections humaines, et se livra tout entier à la solitude et au silence de l'àme. Il parvint à consacrer tous ses instants à une contemplation intérieure qui tendait sans cesse à jouir de la divine Sagesse. Ce violent désir naquit dans ce jeune cœur, si enclin à aimer, en voyant dans les saintes Écritures que l'éternelle Sagesse s'offre aux hommes comme une tendre vierge qui les séduit par des charmes incomparables, et qui gagne leurs âmes par ses saintes et douces leçons; car elle leur découvre la fausseté, l'inconstance des autres affections, et leur fait comprendre la félicité, la douceur ineffable de son

amour.

Ce jeune homme, captivé comme le cerf l'est par l'odeur de la panthère, se passionna pour l'éternelle Sagesse. Un jour, entendant lire à table quelques-unes de ses délicieuses paroles, dans les livres de Salomon, il se prit à gémir, à soupirer, à brûler d'une véritable flamme pour une vierge si adorable. Mon cœur, disait-il

« EelmineJätka »