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conduit et les pousse à agir au delà des forces de la nature, ils ne s'aperçoivent pas seulement de leur épuisement; l'amour divin les brûle, les dessèche et réduit leur corps à une excessive maigreur: ce sont là les bien-aimés, les enfants chéris de Dieu, qui leur prodigue l'abondance de sa grâce et les trésors de ses dons.

Souvent Dieu les élève à la contemplation de sa divine essence. Ils sont tellement morts à eux-mêmes, qu'ils ne s'attachent point à ces faveurs sublimes; ils les reçoivent sans complaisance, parce qu'ils ont renoncé à tout intérêt propre, à toute consolation particulière, et qu'ils ne se réjouissent et ne se glorifient que dans la parfaite imitation de la Croix de Jésus-Christ. Aussi préfèrent-ils les épreuves, l'abandon, les afflictions, aux faveurs et aux extases que Dieu leur accorde; et comme à la lumière de la divine Sagesse, ils se sont affermis dans la foi puissante du Christ et dans son pur amour, ils ne savent et ne veulent désirer autre chose que l'adversité, la croix, sans l'aide d'aucune consolation; comme l'apòtre saint Paul, qui, après avoir été appelé à voir Dieu, ne pouvait jamais se glorifier que dans la Croix de Jésus-Christ, son maître (1).

Cette soif des croix et des afflictions leur vient de deux causes la première est qu'ils désirent ardemment imiter en toute chose l'humanité de Jésus-Christ, et se rendre conformes à lui seul; pour cela, ils fuient avec un ardent amour les consolations, et ils veulent

(1) Mihi autem absit gloriari, nisi in Cruce Domini nostri Jesu Christi. (Ép. aux Gal., VI, 14.)

supporter toute sorte d'abandon et de peines de corps et d'esprit, disant avec le Christ: « Mon cœur, par << amour, ne veut et n'attend que l'opprobre et la dou« leur (1). »

La seconde cause est, qu'ils vivent dans une si profonde humilité, qu'ils s'estiment dignes de toute espèce de délaissement et de misères. Aussi c'est naturellement et dans toute la sincérité de leur âme qu'ils se mettent au-dessous de toutes les créatures, et qu'ils souhaitent être méprisés, insultés par tout le monde et exposés à tous les tourments, même à la mort ignominieuse et cruelle de la Croix.

Ils ne veulent se glorifier, il est vrai, que dans la seule Croix de Jésus-Christ; ils font tous leurs efforts cependant pour ne pas empêcher, par leur faute ou leur négligence, les visites de Dieu, les visions, les extases, les communications et les opérations de la grâce; et pour ne pas être ingrats envers la Bonté divine, ils s'abandonnent et s'offrent à Dieu, comme les instruments vivants et volontaires de tout ce que le Saint-Esprit peut et veut faire en eux : à l'extérieur, ils vivent humblement, se méprisant et se haïssant parfaitement eux-mêmes; à l'intérieur, le pur amour leur fait désirer de souffrir les croix les plus dures, et ils ne peuvent jamais souffrir sans désirer souffrir davantage, pour imiter l'agonie sanglante de Jésus-Christ dans le jardin des Olives, lorsqu'il était abandonné de toute espèce de consolation. Dans cette lutte terrible et

(1) Improperium expectavit cor meum, et miseriam. (Ps. LXVIII,

21.)

360 APPENDICE AU COLLOQUE DES NEUF ROCHERS.

douloureuse de la chair et de l'esprit, Notre-Seigneur triompha par la force de l'amour même, et il accepta la mort de la Croix avec toutes les angoisses et les ignominies de la Passion, afin d'obéir à son Père, de racheter le genre humain et de nous laisser l'exemple du renoncement le plus libre, le plus humble et le plus grand. C'est ce renoncement qui est le fondement de la perfection.

DISCOURS SPIRITUELS

DU

BIENHEUREUX HENRI SUSO

I

DE LA VÉRITÉ DE NOTRE NÉANT, ET DE L'HUMILITÉ

DU COEUR

Combien est précieuse la connaissance de nous-mêmes.

Parmi les misères innombrables dans lesquelles vivent les hommes du monde, il est incontestable que l'aveuglement de l'esprit doit tenir le premier rang. Le plus grand malheur qu'on puisse imaginer est celui de l'homme qui ne se connaît pas, ne veut pas se connaître lui-même, qui vit toujours hors de lui, négligeant son intérieur pour poursuivre la vanité des créatures. O curiosité insensée, erreur qui égare tous les hommes! On prend plaisir à lire les feuilles publiques; on veut savoir ce qui se fait dans la ville, ce qui agite les princes, et ce qui se passe dans le clergé; on est avide des nouvelles de Rome, de France, d'Espagne, du monde entier; et l'on se nourrit de ces futilités, comme si la vie religieuse n'obligeait pas à ne penser qu'à Dieu. Malheureux chrétien, qu'as-tu à démêler

avec le monde, puisque tu as promis de vivre mort au monde? D'autres veulent apprendre les choses élevées et sublimes, non pour monter au ciel, mais pour ramper sur terre et y être admirés. D'autres veulent péné– trer le cœur des autres, examiner avec soin leur conduite, pour les louer, s'ils leur ressemblent, ou les critiquer, s'ils agissent autrement qu'eux. Ils cherchent dans les actions du prochain la justification de leurs fautes.

Combien sont plus heureux les vrais serviteurs de Dieu, qui vivent étrangers à ce qui se passe, et qui n'ont que des pensées du ciel! Les uns brûlent de connaître la volonté de Dieu et son bon plaisir. Soit qu'ils veillent ou qu'ils dorment, soit qu'ils mangent ou qu'ils se promènent, soit qu'ils écrivent ou qu'ils étudient, soit qu'ils travaillent ou qu'ils se reposent, leur unique désir est de savoir ce que Dieu leur demande. Les autres, qui sont déjà arrivés à la perfection, n'ont aucune curiosité, ni humaine, ni divine: ils vivent abîmés en Dieu, et ne souhaitent rien savoir d'eux ou des autres, parce qu'ils ont déjà vaincu cette avidité que produit en nous l'ignorance. Ils ne peuvent aimer et admirer les choses créées, ni les rechercher par conséquent; la Vérité les illumine, et ils ne veulent rien apprendre de Dieu sur eux-mêmes, mais seulement vivre ensevelis dans la source de la vie. Hélas! où trouverons-nous des hommes semblables?

Je ne vous appelle pas, mes frères bien-aimés, à un état si élevé je veux vous proposer une voie plus facile à suivre; je veux vous engager à vous recueillit

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