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bénit et disparut. Frère Henri sortit de son extase, revint à lui et remercia Dieu d'un si saint carnaval.

Il avait aussi coutume de fêter le premier jour du mois de mai, comme les jeunes gens du monde, qui portent en chantant des chansons sur les places et dans les rues, un rameau vert et fleuri qu'ils appellent le mai; frère Henri choisissait pour son mai la sainte Croix, pensant que jamais les champs et les forêts n'avaient produit un arbre si beau et si riche en fleurs, en feuilles et en fruits. Il plaçait done la Croix sous ses yeux et chantait: Salve, Crux sancta! salve, mundi gloria!« Salut, Croix sainte! salut, gloire du monde ! » Et il ajoutait: Salve, cœlestis arbor salutis perpetuæ, in qua crevit fructus Sapientiæ: « Salut, arbre céleste du << salut éternel, sur lequel a mùri le fruit de la Sagesse.»

Puis, comme il se pratique dans son Ordre, il l'adorait en s'inclinant profondément devant elle, et son imagination cherchait à la parer de six manières. Il offrait, au lieu de toutes les roses du monde, un amour sincère et ardent; au lieu de toutes les violettes, une humble obéissance; au lieu de tous les lis, ses chastes embrassements; au lieu de toutes les fleurs qui naissent dans les champs, les prairies et les bois, les baisers spirituels de son cœur; au lieu du chant des oiseaux qui voltigent et se posent sur les rameaux des arbres, les louanges les plus affectueuses de son àme; enfin, au lieu des ornements et des beautés dont s'embellit le printemps, son cœur, plein de joie et d'amour, tressaillait dans ce cantique : « 0 arbre précieux et béni, soyez ma «force pendant cette vie qui passe comme un instant,

et faites que je puisse toujours vous célébrer et vous bénir, jusqu'à ce que je savoure enfin vos fruits de << vie et d'immortalité. »

XV

Dans quel esprit notre Bienheureux assistait Jésus-Christ
sur le Calvaire.

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Dans les commencements de sa conversion et pendant les premières années de sa jeunesse, Dieu entoura frère Henri de consolations intérieures et le nourritavec le lait du ciel sans y mêler l'amertume de la terre. Tout enivré des douceurs d'en haut, il se sentait plein d'attrait pour les choses divines; mais lorsqu'il fallait imiter et partager la douloureuse Passion de Jésus-Christ, la chose lui paraissait difficile et dure. Jésus-Christ le reprit une fois avec sévérité : « Ignores-tu donc, Henri, « lui dit-il, que je suis la porte par laquelle doivent passer tous les vrais amis de Dieu qui veulent arriver à l'éternelle félicité? Comment veux-tu parvenir jus«< qu'à ma divinité, si tu ne suis d'abord la voie rude « et douloureuse de mon humanité? » Le Saint fut épouvanté de ces paroles, et, quoiqu'elles fussent pénibles, il voulut en occuper continuellement sa pensée, et il comprit des choses qu'il avait ignorées jusqu'alors.

«

Son âme, parfaitement résignée, s'abandonna au gré de la volonté divine, et se laissa conduire où Dieu voulait le mener. Depuis cette époque, toutes les nuits après

matines, il se retirait dans un coin du Chapitre, pour s'exercer sur la Passion de Jésus-Christ et prendre part à toutes ses douleurs en les méditant et en y compatissant; il se promenait d'abord de long en large dans la salle, afin de secouer l'engourdissement du sommeil, et de se préparer à la contemplation des souffrances de notre Sauveur. Puis, commençant à la dernière cène, il suivait Jésus-Christ d'un lieu dans un autre, et après avoir été chez Pilate et assisté à son jugement, il l'accompagnait, la croix sur les épaules, du prétoire à la montagne du Calvaire.

Arrivé à la porte extérieure du Chapitre, il se mettait à genoux comme pour baiser les traces de son divin Maître, qui après sa condamnation se traîna jusqu'au lieu de son supplice, et il récitait le vingt-unième psaume: Deus, Deus meus, respice in me. Quand il avait fini, il allait au cimetière du couvent; et pour s'aider dans ses méditations, il imaginait quatre endroits par lesquels il devait passer avec le Sauveur pour arriver à la porte de Jérusalem. Dans le premier endroit, il s'excitait fortement à abandonner ses amis, ses biens, et toutes les jouissances temporelles pour vivre dans une pauvreté volontaire et pour souffrir, en l'honneur de Jésus-Christ, un exil sans aucune consolation. Dans le second, il se proposait de mépriser tous les honneurs, tous les emplois, et de rechercher au contraire, pendant toute sa vie, le mépris du monde en pensant à son divin Maître, qui sous le poids de la Croix était devenu plus vil qu'un ver de terre et s'était rendu volontairement l'opprobre des hommes et la dérision du peuple. Dans

le troisième endroit, il embrassait la terre, et il renonçait généreusement, pour remercier et honorer son Sauveur sanglant et abattu, au repos, à toutes les aises, jouissances et satisfactions de la chair. Il méditait le verset du vingt-unième psaume, où Jésus-Christ s'écrie: « Ma force se dessèche comme

l'argile dans la fournaise; ma langue s'est attachée à « mon palais, et vous m'avez réduit en poussière des << tombeaux (1). »

Il contemplait alors son Sauveur marchant couvert de sang, accablé de douleur, d'angoisses, et livré à la fureur des soldats, qui ne lui laissaient seulement pas reprendre haleine, et il s'étonnait de ce que tous les yeux ne se remplissaient pas de larmes et tous les cœurs de gémissements à la vue d'un spectacle si lamentable. Enfin, au dernier endroit, et près de sortir de la ville, il devançait Jésus, se mettait à genoux et baisait la terre en demandant au Seigneur de ne point aller à la mort sans lui. Cette prière était fervente comme s'il avait vu réellement cette scène douloureuse; et il laissait passer le cortège de mort en disant: Ave, Rex noster, fili David: « Salut, fils de David, notre Roi. »

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Il fixait ensuite ses regards sur la sainte Vierge; quand il voyait passer devant lui cette pauvre mère, et qu'il avait contemplé son visage tout bouleversé et abattu, sa pâleur, ses gestes attendrissants, le déluge de ses larmes, ses profonds soupirs et ses cris déchirants, il se prosternait par terre et embrassait la trace

(1) Aruit tanquam testa virtus mea, et lingua mea adhæsit faucibus meis, et in pulverem mortis deduxisti me. (Ps. xxi, 16.)

de ses pas en disant: Salve, Regina, mater misericordice: «Salut, Reine, mère de miséricorde. » Et il la laissait passer; puis il se relevait et se hâtait tant, qu'il rejoignait Notre Seigneur et montait avec lui au Calvaire, en récitant la prophétie d'Isaïe qui dépeint si bien Jésus allant à la mort, et qu'on lit à l'office du Vendredi Saint (1). Il protestait alors à Jésus que jamais il ne refuserait de souffrir pour lui, et qu'il s'abandonnerait tout entier à sa volonté divine. Passant enfin par la porte du chœur, et montant jusqu'à la chaire de l'église, il contemplait en versant un torrent de larmes son Rédempteur dépouillé, crucifié, élevé en l'air, déchiré et mourant; il se prosternait devant la Croix, et il suppliait Jésus, puisqu'il se donnait à lui de toute la sincérité de son cœur, de ne jamais permettre qu'il s'éloignât de lui, ni dans la prospérité, ni dans le malheur, ni dans la vie, ni dans la mort.

Après les douloureuses funérailles de Jésus-Christ, notre Bienheureux imaginait le soir, pendant le Salve Regina des Complies, un autre voyage spirituel pour consoler Marie, la ramener du Calvaire et la reconduire à sa maison. Il allait d'abord au sépulcre où se tenait la sainte Vierge, et il l'avertissait qu'il était temps de retourner chez elle. Quand on entonnait le Salve Regina, il s'inclinait humblement, offrait dans son âme un appui à cette mère affligée, pendant la procession qui se faisait alors; et la soutenant toujours, il s'apitoyait sur ce triste cœur torturé par les plus cruelles angoisses,

(1) Quis credidit auditui nostro? et brachium Domini cui revelatum est? etc. (Isa., LIII.)

« EelmineJätka »