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Faydit et Gueudeville 2 furent les premiers critiques qui contestèrent au Télémaque le titre de poëme contre l'autorité d'Aristote et de leur siècle : c'est un fait assez singulier. Depuis cette époque, Voltaire et La Harpe ont déclaré qu'il n'y avoit point de poëme en prose: ils étoient fatigués et dégoûtés par les imitations que l'on avoit faites du Télémaque. Mais cela est-il bien juste? Parce qu'on fait tous les jours de mauvais vers, faut-il condamner tous les vers? et n'y a-t-il pas des épopées en vers d'un ennui mortel?

Si le Télémaque n'est pas un poëme, que sera-t-il? Un roman? Certainement le Télémaque diffère encore plus du roman que du poëme, dans le sens où nous entendons aujourd'hui ces deux mots.

Voilà l'état de la question : je laisse la décision aux habiles. Je passerai, si l'on veut, condamnation sur le genre de mon ouvrage; je répéterai volontiers ce que j'ai dit dans la préface d'Atala: vingt beaux vers d'Homère, de Virgile ou de Racine, seront toujours incomparablement au-dessus de la plus belle prose du monde. Après cela, je prie les poëtes de me pardonner d'avoir invoqué les Filles de Mémoire pour m'aider à chanter les Martyrs. Platon, cité par Plutarque, dit qu'il emprunte le nombre à la poésie, comme un char pour s'envoler au ciel. J'aurois bien voulu monter aussi sur ce char, mais j'ai peur que la divinité qui m'inspire ne soit une de ces Muses inconnues sur l'Hélicon, qui n'ont point d'ailes, et qui vont à pied, comme dit Horace, Musa pedestris.

4. La Télémacomanie.

3. Critique générale du Télémaque.

PRÉFACE

DE L'ÉDITION DE 1826.

Voici un ouvrage que j'ai cru tombé pendant quelque temps, non qu'en ma conscience je le trouvasse plus mauvais que mes précédents ouvrages; mais la violence de la critique avoit ébranlé ma foi d'auteur, et j'avois fini par être convaincu que je m'étois trompé. Quelques amis ne me consoloient pas, parce qu'au fond je n'étois pas affligé, et que je fais bon marché de mes livres; mais ils soutenoient que la condamnation n'étoit pas assez justifiée, et que le public tôt ou tard porteroit un autre arrêt. M. de Fontanes surtout n'hésitoit pas je n'étois pas Racine, mais il pouvoit être Boileau, et il ne cessoit de me dire : « Ils y reviendront. » Sa persuasion à cet égard étoit si profonde, qu'elle lui inspira les stances charmantes :

Le Tasse errant de ville, etc.,»

sans crainte de compromettre son goût et l'autorité de son jugement.

En effet, les Martyrs se sont relevés seuls; ils ont obtenu l'honneur de quatre éditions consécutives; ils ont même joui auprès des gens de lettres d'une faveur particulière: on m'a su gré d'un ouvrage qui témoigne de quelque travail de style, d'un grand respect pour la langue et d'un goût sin cère de l'antiquité.

Quant à la critique du fond, elle a été promptement abandonnée. Dire que j'avois mêlé le profane au sacré, parce que j'avois peint deux religions qui existoient ensemble, et dont chacune avoit ses croyances, ses autels, ses prêtres, ses cérémonies, c'étoit dire que j'aurois dû renoncer à l'histoire, ou

plutôt choisir un autre sujet. Pour qui mouroient les martyrs? Pour JésusChrist. A qui les immoloit-on? Aux dieux de l'empire. Il y avoit donc deux cultes.

La question philosophique, savoir si sous Dioclétien les Romains et les Grecs croyoient aux dieux d'Homère, et si le culte public avoit subi des alté rations, cette question comme poëte ne me regarderoit pas, et comme histo rien j'aurois eu beaucoup de choses à dire.

Il ne s'agit plus de tout cela. Les Martyrs sont restés, contre ma première attente, et je n'ai eu qu'à m'occuper du soin d'en revoir le texte.

Au reste, cet ouvrage me valut un redoublement de persécutions sous Buonaparte les allusions étoient si frappantes dans le portrait de Galérius et dans la peinture de la cour de Dioclétien, qu'elles ne pouvoient échapper à la police impériale, d'autant plus que le traducteur anglois, qui n'avoit pas de ménagements à garder, et à qui il étoit fort égal de me compromettre, avoit fait, dans sa préface, remarquer les allusions. Mon malheureux cousin, Armand de Chateaubriand, fut fusillé à l'apparition des Martyrs en vain je sollicitai sa grâce; la colère que j'avois excitée s'en prenoit même à mon nom. N'est-ce pas une chose curieuse que je sois aujourd'hui un chrétien douteux et un royaliste suspect?

LES MARTYRS

LIVRE PREMIER.

Invocation. Exposition. Dioclétien tient les rênes de l'empire romain. Sous le gouvernement de ce prince, les temples du vrai Dieu commencent à disputer l'encens aux temples des idoles. L'enfer se prépare à livrer un dernier combat pour renverser les autels du Fils de l'Homme. L'Éternel permet aux démons de persécuter l'Église, afin d'éprouver les fidèles; mais les fidèles sortiront triomphants de cette épreuve; l'étendard du salut sera placé sur le trône de l'univers; le monde devra cette victoire à deux victimes que Dieu a choisies. Quelles sont ces victimes? Apostrophe à la Muse qui les va faire connoître. Famille d'Homère. Démodocus, dernier descendant des Homérides, prêtre d'Homère au temple de ce poëte, sur le mont Ithome, en Messénie. Description de la Messénie. Démodocus consacre au culte des Muses sa fille unique Cymodocée, afin de la dérober aux poursuites d'Hiéroclès, proconsul d'Achaie, et favori de Galérius. Cymodocée va seule avec sa nourrice à la fête de DianeLimmatide: elle s'égare; elle rencontre un jeune homme endormi au bord d'une fontaine. Eudore reconduit Cymodocée chez Démodocus. Démodocus part avec sa fille pour aller offrir des présents à Eudore et remercier la famille Lasthénès.

Je veux raconter les combats des chrétiens et la victoire que les fidèles remportèrent sur les esprits de l'abîme par les efforts glorieux de deux époux martyrs.

Muse céleste', vous qui inspirâtes le poëte de Sorrente et l'aveugle d'Albion, vous qui placez votre trône solitaire sur le Thabor, vous qui vous plaisez aux pensées sévères, aux méditations graves et sublimes, j'implore à présent votre secours. Enseignez-moi sur la harpe de David les chants que je dois faire entendre; donnez surtout à mes yeux

1. Voir les Remarques à la fin du volume.

quelques-unes de ces larmes que Jérémie versoit sur les malheurs de Sion je vais dire les douleurs de l'Église persécutée!

Et toi, vierge du Pinde, fille ingénieuse de la Grèce, descends à ton tour du sommet de l'Hélicon : je ne rejetterai point les guirlandes de fleurs dont tu couvres les tombeaux, ô riante divinité de la Fable, toi qui n'as pu faire de la mort et du malheur même une chose sérieuse! Viens, Muse des mensonges, viens lutter avec la Muse des vérités. Jadis on lui fit souffrir en ton nom des maux cruels; orne aujourd'hui son triomphe par ta défaite, et confesse qu'elle étoit plus digne que toi de régner sur la lyre.

Neuf fois l'Église de Jésus-Christ avoit vu les esprits de l'abîme conjurés contre elle; neuf fois ce vaisseau, qui ne doit point périr, étoit échappé au naufrage. La terre reposoit en paix. Dioclétien tenoit dans ses mains habiles le sceptre du monde. Sous la protection de ce grand prince, les chrétiens jouissoient d'une tranquillité qu'ils n'avoient point connue jusque alors. Les autels du vrai Dieu commençoient à disputer l'encens aux autels des idoles ; le troupeau des fidèles augmentoit chaque jour; les honneurs, les richesses et la gloire n'étoient plus le seul partage des adorateurs de Jupiter : l'enfer, menacé de perdre son empire, voulut interrompre le cours des victoires célestes. L'Éternel 2, qui voyoit les vertus des chrétiens s'affoiblir dans la prospérité, permit aux démons de susciter une persécution nouvelle; mais par cette dernière et terrible épreuve la croix devoit être enfin placée sur le trône de l'univers, et les temples des faux dieux devoient rentrer dans la poudre.

Comment l'antique ennemi du genre humain fit-il servir à ses projets les passions des hommes et surtout l'ambition et l'amour? Muse, daignez m'en instruire. Mais auparavant faites-moi connoître la vierge innocente et le pénitent illustre qui brillèrent dans ce jour de triomphe et de deuil l'une fut choisie du ciel chez les idolâtres, l'autre parmi le peuple fidèle, pour être les victimes expiatoires des chrétiens et des gentils.

Démodocus étoit le dernier descendant d'une de ces familles Homérides qui habitoient autrefois l'île de Chio, et qui prétendoient tirer leur origine d'Homère. Ses parents l'avoient uni dans sa jeunesse à la fille de Cléobule de Crète, Épicharis, la plus belle des vierges qui dansoient sur les gazons fleuris, au pied du mont Talée, chéri de Mercure'. Il avoit suivi son épouse à Gortynes, ville bâtie par le fils de Rhadamante, au bord du Léthé, non loin du platane qui couvrit les amours d'Europe et de Jupiter. Après que la lune eut éclairé neuf fois les antres des Dactyles", Épicharis alla visiter ses troupeaux sur

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