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le mont ida. Saisie tout à coup des douleurs maternelles, elle mit au jour Cymodocée, dans le bois sacré où les trois vieillards de Platon s'étoient assis pour discourir sur les lois : les augures déclarèrent que la fille de Démodocus deviendroit célèbre par sa sagesse.

Bientôt après, Épicharis perdit la douce lumière des cieux. Alors Jémodocus ne vit plus les eaux du Léthé qu'avec douleur; toute sa consolation étoit de prendre sur ses genoux le fruit unique de son hymen, et de regarder, avec un sourire mêlé de larmes, cet astre charmant qui lui rappeloit la beauté d'Épicharis.

Or, dans ce temps-là les habitants de la Messénie faisoient élever un temple à Homère 10; ils proposèrent à Démodocus d'en être le grandprêtre. Démodocus accepta leur offre avec joie, content d'abandonner un séjour que la colère céleste lui avoit rendu insupportable. Il fit un sacrifice aux mânes de son épouse, aux fleuves nés de Jupiter, aux nymphes hospitalières de l'Ida, aux divinités protectrices de Gortynes, et il partit avec sa fille, emportant ses pénates et une petite statue d'Homère. Poussé par un vent favorable, son vaisseau découvre bientôt le promontoire du Ténare, et suivant les côtes d'OEtylos, de Thalames et de Leuctres, il vient jeter l'ancre à l'ombre du bois de Chœrius". Les Messéniens, peuple instruit par le malheur, reçurent Démodocus comme le descendant d'un dieu. Ils le conduisirent en triomphe au sanctuaire consacré à son divin aïeul.

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On y voyoit le poëte représenté sous la figure d'un grand fleuve, où d'autres fleuves venoient remplir leurs urnes 12. Le temple dominoit la ville d'Épaminondas 13; il étoit bâti dans un vieux bois d'oliviers, sur le mont Ithome, qui s'élève isolé, comme un vase d'azur, au milieu des champs de la Messénie. L'oracle avoit ordonné de creuser les fondements de l'édifice au même lieu qu'Aristomène avoit choisi pour enterrer l'urne d'airain à laquelle le sort de sa patrie étoit attaché". La vue s'étendoit au loin sur des campagnes plantées de hauts cyprès, entrecoupées de collines et arrosées par les flots de l'Amphise, du Pamysus et du Balyra, où l'aveugle Tamyris laissa tomber sa lyre '. Le laurier-rose et l'arbuste aimé de Junon 16 bordoient de toutes parts le lit des torrents et le cours des sources et des fontaines: souvent, au défaut de l'onde épuisée, ces buissons parfumés dessinoient dans les vallons comme des ruisseaux de fleurs, et remplaçoient la fraîcheur des eaux par celle de l'ombre. Des cités, des monuments des arts, des ruines, se montroient dispersés çà et là sur le tableau champêtre : Andanies témoin des pleurs de Mérope, Tricca qui vit naître Esculape, Gérénie qui conserve le tombeau de Machaon, Phères où le prudent Ulysse reçut d'Iphitus l'arc fatal aux amants de Pénélope, et Stényclare

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retentissant des chants de Tyrtée ". Ce beau pays, jadis soumis au sceptre de l'antique Nélée 18, présentoit ainsi, du haut de l'Ithome et du péristyle du temple d'Homère, une corbeille de verdure de plus de huit cents stades de tour. Entre le couchant et le midi, la mer de Messénie formoit une brillante barrière; à l'orient et au septentrion, la chaine du Taygète, les sommets du Lycée et les montagnes de l'Élide arrêtoient les regards. Cet horizon, unique sur la terre, rappeloit le triple souvenir de la vie guerrière ", des mœurs pastorales et des fêtes d'un peuple qui comptoit les malheurs de son histoire par les époques de ses plaisirs.

Quinze ans s'étoient écoulés depuis la dédicace du temple. Démodocus vivoit paisiblement retiré à l'autel d'Homère. Sa fille Cymodocée croissoit sous ses yeux, comme un jeune olivier qu'un jardinier élève avec soin 20 au bord d'une fontaine, et qui est l'amour de la terre et du ciel. Rien n'auroit troublé la joie de Démodocus s'il avoit pu trouver pour sa fille un époux qui l'eût traitée avec toutes sortes d'égards, après l'avoir emmenée dans une maison pleine de richesses; mais aucun gendre n'osoit se présenter, parce que Cymodocée avoit eu le malheur d'inspirer de l'amour à Hiéroclès, proconsul d'Achaïe et favori de Galérius; Hiéroclès avoit demandé Cymodocée pour épouse 21; la jeune Messénienne avoit supplié son père de ne point la livrer à ce Romain impie, dont le seul regard la faisoit frémir. Démodocus avoit aisément cédé aux prières de sa fille : il ne pouvoit confier le sort de Cymodocée à un barbare soupçonné de plusieurs crimes, et qui par des traitements inhumains avoit précipité une première épouse au tombeau.

Ce refus, en blessant l'orgueil du proconsul, n'avoit fait qu'irriter sa passion il avoit résolu d'employer pour saisir sa proie tous les moyens que donne la puissance unie à la perversité. Démodocas afin de dérober sa fille à l'amour d'Hiéroclès, l'avoit consacrée aux Muses. Il l'instruisoit de tous les usages des sacrifices: il lui montroit à choisir la génisse sans tache, à couper le poil sur le front des taureaux, à le jeter dans le feu, à répandre l'orge sacrée ; il lui apprenoit surtout à toucher la lyre, charme des infortunés mortels. Souvent assis avec cette fille chérie sur un rocher élevé, au bord de la mer, ils chantoient quelques morceaux choisis de l'Iliade et de l'Odyssée la tendresse d'Andromaque, la sagesse de Pénélope, la modestie de Nausicaa; ils disoient les maux qui sont le partage des enfants de la terre 22 : Agamemnon sacrifié par son épouse; Ulysse demandant l'aumône à la porte de son palais; ils s'attendrissoient sur le sort de celui qui meurt ioin de sa patrie, sans avoir revu la fumée de ses foyers paternels; et vous aussi, jeunes hommes, ils vous plaignoient, vous qui gardiez les trou

peaux des rois vos pères, et qu'une occupation si innocente ne put sauver des terribles mains d'Achille!

Nourrie des plus beaux souvenirs de l'antiquité dans la docte famiarité des Muses, Cymodocée développoit chaque jour de nouveaux charmes. Démodocus, consommé dans la sagesse, cherchoit à tempérer cette éducation toute divine en inspirant à sa fille le goût d'une aimable simplicité. Il aimoit à la voir quitter son luth pour aller remplir une urne à la fontaine, ou laver les voiles du temple au courant d'un fleuve. Pendant les jours de l'hiver, lorsque, adossée contre une colonne, elle tournoit ses fuseaux à la lueur d'une flamme éclatante 23, il lui disoit :

« Cymodocée, j'ai cherché dès ton enfance à t'enrichir de vertus et de tous les dons des Muses, car il faut traiter notre âme, à son arrivée dans notre corps, comme un céleste étranger que l'on reçoit avec des parfums et des couronnes. Mais, ô fille d'Épicharis, craignons l'exagération, qui détruit le bon sens; prions Minerve de nous accorder la raison, qui produira dans notre naturel cette modération, sœur de la vérité, sans laquelle tout est mensonge 24. »

Ainsi de belles images et de sages propos charmoient et instruisoient Cymodocée. Quelque chose des Muses auxquelles elle étoit consacrée avoit passé sur son visage, dans sa voix et dans son cœur. Quand elle baissoit ses. ques paupières, dont l'ombre se dessinoit sur la blancheur de ses jos, on eût cru voir la sérieuse Melpomène; mais quand elle levoit les yeux, vous l'eussiez prise pour la riante Thalie. Ses cheveux noirs ressembloient à la fleur d'hyacinthe, et sa taille au palmier de Délos. Un jour elle étoit allée au loin cueillir le dictame avec son père 5. Pour découvrir cette plante précieuse, ils avoient suivi une biche blessée par un archer d'OEchalie 28 ; on les aperçut sur le sommet des montagnes : le bruit se répandit aussitôt que Nestor et la plus jeune de ses filles 27, la belle Polycaste, étoient apparus à des chasseurs dans les bois d'Ira.

La fête de Diane Limnatide approchoit 28, et l'on se préparoit à conduire la pompe accoutumée sur les confins de la Messénie et de la Laconie. Cette pompe, cause funeste des guerres antiques de Lacédénone et de Messène, n'attiroit plus que de paisibles spectateurs. Cymodocée fut choisie des vieillards pour conduire le chœur des jeunes Elles qui devoient présenter les offrandes à la chaste sœur d'Apollon. Dans la naïveté de sa joie, elle s'applaudissoit de ces honneurs, parce qu'ils rejaillissoient sur son père: pourvu qu'il entendît les louanges qu'on donnoit à sa fille, qu'il touchât les couronnes qu'elle avoit gagnées, il ne demandoit pas d'autre gloire ni d'autre bonheur.

Démodocus, retenu par un sacrifice qu'un étranger étoit venu offrit à Homère, ne put accompagner sa fille à Limné. Elle se rendit seule à la fête avec sa nourrice Euryméduse, fille d'Alcimédon de Naxos. Le vieillard étoit sans inquiétude, parce que le proconsul d'Achaïe se trouvoit alors à Rome auprès de César Galérius. Le temple de Diane s'élevoit à la vue du golfe de Messénie, sur une croupe du Taygète, au milieu d'un bois de pins, aux branches desquels les chasseurs avoient suspendu la dépouille des bêtes sauvages. Les murs de l'édifice avoient reçu du temps cette couleur de feuilles séchées que le voyageur observe encore aujourd'hui dans les ruines de Rome et d'Athènes. La statue de Diane, placée sur un autel au milieu du temple 29, étoit le chef-d'œuvre d'un sculpteur célèbre. Il avoit représenté la fille de Latone debout, un pied en avant, saisissant de la main droite une flèche dans son carquois suspendu à ses épaules, tandis que la biche Cérynide, aux cornes d'or et aux pieds d'airain, se réfugioit sous l'arc que la déesse tenoit dans sa main gauche abaissée.

Au moment où la lune, au milieu de sa course, laissa tomber ses rayons sur le temple, Cymodocée, à la tête de ses compagnes, égales en nombre aux nymphes Océanies, entonna l'hymne à la Vierge Blanche 30. Une troupe de chasseurs répondoit à la voix des jeunes filles :

« Formez, formez la danse légère! Doublez, ramenez le chœur, le chœur sacré!

« Diane, souveraine des forêts", recevez les vœux que vous offrent des vierges choisies, des enfants chastes, instruits par les vers de la Sibylle. Vous naquîtes sous un palmier, dans la flottante Délos. Pour charmer les douleurs de Latone, des cygnes firent sept fois en chantant le tour de l'île harmonieuse. Ce fut en mémoire de leurs chants que votre divin frère inventa les sept cordes de la lyre.

« Formez, formez la danse légère! Doublez, ramenez le chœur, le chœur sacré.

« Vous aimez les rives des fleuves, l'ombrage des bois, les forêts du Cragus verdoyant, du frais Algide et du sombre Érymanthe. Diane, qui portez l'arc redoutable; Lune, dont la tête est ornée du croissant; Hécate, armée du serpent et du glaive, faites que la jeunesse ait des mœurs pures, la vieillesse, du repos, et la race de Nestor, des fils, des richesses et de la gloire!

<< Formez, formez la danse légère! Doublez, ramenez le chœur, le chœur sacré! »

En achevant cet hymne, les jeunes filles ôtèrent leurs couronnes de laurier, et les suspendirent à l'autel de Viane, avec les arcs des chas

seurs. Un cerf blanc fut immolé à la reine du silence 32. La foule se sépara, et Cymodocée, suivie de sa nourrice, prit un sentier qui la devoit conduire chez son père.

C'étoit une de ces nuits dont les ombres transparentes 33 semblent craindre de cacher le beau ciel de la Grèce : ce n'étoient point des ténèbres, c'étoit seulement l'absence du jour. L'air étoit doux comme le lait et le miel, et l'on sentoit à le respirer un charme inexprimable. Les sommets du Taygète, les promontoires opposés de Colonides et d'Acritas, la mer de Messénie, brilloient de la plus tendre lumière; une flotte ionienne baissoit ses voiles pour entrer au port de Coronée, comme une troupe de colombes passagères ploie ses ailes pour se reposer sur un rivage hospitalier; Alcyon gémissoit doucement sur son nid, et le vent de la nuit apportoit à Cymodocée les parfums du dictame et la voix lointaine de Neptune; assis dans la vallée, le berger contemploit la lune au milieu du brillant cortége des étoiles, et il se réjouissoit dans son cœur.

La jeune prêtresse des Muses marchoit en silence le long des montagnes. Ses yeux erroient avec ravissement sur ces retraites enchantées 34, où les anciens avoient placé le berceau de Lycurgue et celui de Jupiter pour enseigner que la religion et les lois doivent marcher ensemble et n'ont qu'une même origine. Remplie d'une frayeur religieuse, chaque mouvement, chaque bruit devenoit pour elle un prodige; le vague murmure des mers étoit le sourd rugissement des lions de Cybèle descendue dans le bois d'OEchalie 35, et les rares gémissements du ramier étoient les sons du cor de Diane chassant sur les hauteurs de Thuria 36.

Elle avance, et d'aimables souvenirs, en remplaçant ses craintes, viennent occuper sa mémoire: elle se rappelle les antiques traditions de l'île fameuse où elle reçut la lumière, le Labyrinthe, dont la danse des jeunes Crétoises imitoit encore les détours 37, l'ingénieux Dédale, l'imprudent Icare, Idoménée et son fils, et surtout les deux sœurs infortunées, Phèdre et Ariadne. Tout à coup elle s'aperçoit qu'elle a perdu le sentier de la montagne et qu'elle n'est plus suivie de sa nourrice: elle pousse un cri qui se perd dans les airs; elle implore les dieux des forêts, les napées, les dryades : ils ne répondent point à sa voix, et elle croit que ces divinités absentes sont rassemblées dans les vallons du Ménale, où les Arcadiens leur offrent des sacrifices solennels. Cymodocée entendit de loin le bruit des eaux: aussitôt elle court se mettre sous la protection de la natade jusqu'au retour de l'aurore.

Une source d'eau vive, environnée de hauts peupliers, tomboit à grands flots d'une roche élevée; au-dessus de cette roche on voyoit

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