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LIVRE QUINZIÈME

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Athènes. Adieux de Cymodocée, d'Eudore et de Démodocus. Cymodocée s'embarque avec Dorothée pour Joppé. Eudore s'embarque en même temps pour Ostie. La Mère du Sauveur envoie Gabriel à l'ange des mers. Eudore arrive à Rome. Il trouve le sénat prêt à se rassembler pour prononcer sur le sort des chrétiens. Il est choisi pour plaider leur cause. Hiérocles arrive à Rome : les sophistes le chargent de défendre leur secte et d'accuser les chrétiens. Symmaque, pontife de Jupiter, doit parler au sénat en faveur des anciens dieux de la patrie.

Monté sur un coursier de Thessalie et suivi d'un seul serviteur, le fils de Lasthénès avoit quitté Lacédémone; il marchoit vers Argos, par le chemin de la montagne'. La religion et l'amour remplissoient son âme de résolutions généreuses. Dieu, qui vouloit l'élever au plus haut degré de la gloire, le conduisoit à ces grands spectacles qui nous apprennent à mépriser les choses de la terre. Eudore, errant sur des sommets arides, fouloit le patrimoine du Roi des rois. Pendant trois soleils il presse les flancs de son coursier, et vient se reposer un moment dans Argos. Tous ces lieux, encore remplis des noms d'Hercule, de Pélops, de Clytemnestre, d'Iphigénie, n'offroient que des débris silencieux. Il voit ensuite les portes solitaires de Mycènes et la tombe ignorée d'Agamemnon il ne cherche à Corinthe que les monuments où l'Apôtre fit entendre sa voix. En traversant l'isthme dépeuplé, il se rappelle ces jeux chantés par Pindare, qui participoient en quelque sorte de l'éclat et de la toute-puissance des dieux; il cherche à Mégare les foyers de son aïeule qui recueillit les cendres de Phocion. Tout étoit désert à Éleusis, et dans le canal de Salamine, une seule barque de pêcheur étoit attachée aux pierres d'un môle détruit. Mais lorsque, suivant la voie Sacrée, le fils de Lasthénès eut gravi le mont Pocile, et que la plaine de l'Attique s'offrit à ses regards, il s'arrêta saisi d'admiration et de surprise: la citadelle d'Athènes, élégamment découpée dans la forme d'un piédestal, portoit au ciel le temple de

Minerve et les Propylees; la ville s'étendoit à sa base, et laissoit voir les colonnes confuses de mille autres monuments. Le mont Hymette faisoit le fond du tableau, et un bois d'oliviers servoit de ceinture à la cité de Minerve.

Eudore traverse le Céphise, qui coule dans ce bois sacré ; il demande la route des jardins d'Acadème : des tombeaux lui tracent le chemin de cette retraite de la philosophie. Il reconnoît les pierres funèbres de Thrasybule, de Conon, de Timothée; il salue les sépulcres de ces jeunes hommes, morts pour la patrie dans la guerre du Péloponèse; Périclès, qui compara Athènes privée de sa jeunesse à l'année dépouillée de son printemps, repose lui-même au milieu de ces fleurs moissonnées.

La statue de l'Amour annonce au fils de Lasthénès l'entrée des jardins de Platon. Adrien, en rendant à l'Académie son ancienne splendeur, n'avoit fait qu'ouvrir un asile aux songes de l'esprit humain. Quiconque étoit parvenu au grade de sophiste sembloit avoir acquis le privilége de l'insolence et de l'erreur. Le cynique, à peine couvert d'une petite chlamyde sale et déchirée, insultoit, avec son bâton et sa besace, au platonicien enveloppé dans un large manteau de pourpre; le stoïcien, vêtu d'une longue robe noire, déclaroit la guerre à l'épicurien couronné de fleurs. De toutes parts retentissoient les cris de l'école, que les Athéniens appeloient le chant des cygnes et des sirènes; et les promenades qu'avoit immortalisées un génie divin étoient abandonnées aux plus imposteurs comme aux plus inutiles des hommes. Eudore cherchoit dans ces lieux le premier officier du palais de l'empereur : il ne se put défendre d'un mouvement de mépris lorsqu'il traversa les groupes des sophistes, qui le prenoient pour un adepte; désirant l'attirer à leurs systèmes, ils lui proposoient la sagesse dans le langage de la folie. Il pénètre enfin jusqu'à Dorothée : ce vertueux chrétien se promenoit au fond d'une allée de platanes que bordoit un canal limpide; il étoit environné d'une troupe de jeunes gens déjà célèbres par leurs talents ou par leur naissance. On remarquoit auprès de lui Grégoire de Nazianze, animé d'un souffle poétique; Jean, nouveau Démosthène, que son éloquence prématurée avoit fait nommer Bouche d'Or, Basile, et Grégoire de Nysse, son frère: ceux-ci montroient un penchant décidé vers la religion qu'avoient professée Justin le Philosophe et Denys l'Aréopagite. Julien, au contraire, neveu de Constantin, s'attachoit à Lampridius, ennemi déclaré du culte évangélique: des habitudes bizarres et des mouvements convulsifs déceloient dans le jeune prince une sorte de déréglement de l'esprit et du cœur. Dorothée eut quelque peine à reconnoître Eudore: le visage du fils

de Lasthénès avoit pris cette beauté mâle que donnent le métier des armes et l'exercice des vertus. Ils se retirèrent à l'écart, et Dorothée ouvrit son cœur à l'ami de Constantin.

« J'ai quitté Rome, lui dit-il, à l'arrivée de votre messager. Le mal est encore plus grand que vous ne le croyez peut-être. Galérius l'emporte, et tôt ou tard Dioclétien sera obligé d'abdiquer la pourpre. On veut perdre d'abord les chrétiens, afin d'ôter à l'empereur son premier appui c'est l'ancien projet d'Hiéroclès, aujourd'hui tout-puissant auprès de César. Celui-ci répète sans cesse que le dénombrement ordonné, en découvrant une multitude effrayante d'ennemis des dieux, a révélé le danger de l'empire; qu'il faut en venir aux mesures les plus sévères pour réprimer une secte qui menace les autels de la patrie. Pour moi, presque tombé dans la disgrâce de Dioclétien, vous savez quel sujet me conduit en Syrie. Eudore, nos frères malheureux tournent les yeux vers vous. La gloire que vous vous êtes acquise dans les armes et surtout votre repentir éclatant sont l'objet de l'admiration et des discours de tous les fidèles. Le souverain pontife vous attend ; Constantin vous appelle. Ce prince, environné de délateurs, se soutient à peine à la cour; il a besoin d'un ami tel que vous, qui puisse l'aider de ses conseils et, s'il le faut, le servir de son bras. »>

Eudore raconte à son tour à Dorothée les événements qui s'étoient passés dans la Grèce. Dorothée s'engage avec joie à conduire vers Hélène l'épouse du fils de Lasthénès. Une galère napolitaine, prête à retourner en Italie, se trouvoit au port de Phalère, non loin du vaisseau de Dorothée: Eudore la retient pour son passage. Les deux voyageurs fixent ensuite le moment du départ au troisième jour de la fête des Panathénées. Démodocus arriva pour cette époque fatale avec la triste Cymodocée; il alla cacher ses pleurs dans la citadelle, où le plus ancien des prytanes, son parent et son ami, lui donna l'hospitalité.

Le fils de Lasthénès avoit été reçu par le docte Piste, évêque d'Athènes, qui brilla depuis dans ce concile de Nicée où l'on vit trois prélats ayant le don des miracles et ressuscitant les morts, quarante évêques confesseurs ou martyrs, des prêtres savants, des philosophes même, enfin les plus grands caractères, les plus beaux génies et les hommes les plus vertueux de l'Église.

La veille de la double séparation du père et de la fille, de l'épouse et de l'époux, Eudore fit savoir à Cymodocée que tout étoit prêt et que le lendemain, vers le coucher du soleil, il iroit la chercher sous le portique du temple de Minerve.

Le jour fatal arrive : le fils de Lasthénès sort de sa demeure; il passe devant l'Aréopage, où le Dieu que Paul annonça n'étoit plus inconnu;

il monte à la citadelle, et se trouve le premier au rendez-vous, sous le portique du plus beau temple de l'univers.

Jamais si brillant spectacle n'avoit frappé les regards d'Eudore. Athènes s'offroit à lui dans toutes ses pompes, le mont Hymette s'élevoit à l'orient comme revêtu d'une robe d'or; le Pentélique se courboit vers le septentrion pour aller joindre le Permetta; le mont Icare s'abaissoit au couchant, et laissoit voir derrière lui la cime sacrée du Cythéron; au midi la mer, le Pirée, les rivages d'Égine, les côtes d'Épidaure, et dans le lointain la citadelle de Corinthe, terminoient le cercle entier de la patrie des arts, des héros et des dieux.

Athènes, avec tous ses chefs-d'œuvre, reposoit au centre de ce bassin superbe ses marbres polis et non pas usés par le temps se peignoient des feux du soleil à son coucher; l'astre du jour, prêt à se plonger dans la mer, frappoit de ses derniers rayons les colonnes du temple de Minerve il faisoit étinceler les boucliers des Perses suspendus au fronton du portique, et sembloit animer sur la frise les admirables sculptures de Phidias.

Ajoutez à ce tableau le mouvement que la fête des Panathénées répandoit dans la ville et dans la campagne. Là de jeunes Canéphores reportoient aux jardins de Vénus les corbeilles sacrées, ici le Péplus flottoit encore au mât du vaisseau qui se mouvoit par resorts; des chœurs répétoient les chansons d'Harmodius et d'Aristogitor.; les chars rouloient vers le Stade; les citoyens couroient au Lycée, a Pœcile, au Céramique; la foule se pressoit surtout au théâtre de Bacchus, placé sous la Citadelle; et la voix des acteurs, qui représentoient une tragédie de Sophocle, montoit par intervalles jusqu'à l'oreille du fils de Lasthénès.

Cymodocée parut : à son vêtement sans tache, à son front virginal, à ses yeux d'azur, à la modestie de son maintien, les Grecs l'auroient prise pour Minerve elle-même sortant de son temple et prête à rentrer dans l'Olympe, après avoir reçu l'encens des mortels.

Eudore, saisi d'admiration et d'amour, faisoit des efforts pour cacher son trouble, afin d'inspirer plus de courage à la fille d'Homère.

« Cymodocée, lui dit-il, comment vous exprimer la reconnoissance et les sentiments de mon cœur? Vous consentez à quitter pour moi la Grèce, à traverser les mers, à vivre sous des cieux étrangers, loin de votre père, loin de celui que vous avez choisi pour époux. Ah! si je ne croyois vous ouvrir les cieux et vous conduire à des félicités éternelles, pourrois-je vous demander de pareilles marques d'attachement? Pourrois-je espérer qu'un amour humain vous fit faire des choses si doulouses? »

« Tu pourrois, repartit Cymodocée en larmes, me demander mon repos et ma vie : le bonheur de faire quelque chose pour toi me payeroit de tous mes sacrifices. Si je t'aimois seulement comme mon époux, rien encore ne me seroit impossible. Que dois-je donc faire à présent que ta religion m'apprend à t'aimer pour le ciel et pour Dieu même ! Je ne pleure pas sur moi, mais sur les chagrins de mon père et sur les dangers que tu vas courir. »>

« O la plus belle des filles de la nouvelle Sion! répondit Eudore, ne craignez point les périls qui peuvent menacer ma tête; priez pour moi : Dieu exaucera les vœux d'une âme aussi pure. La mort même, Ô Cymodocée ! n'est point un mal quand elle nous rencontre accompagnés de la vertu. D'ailleurs des destinées tranquilles et ignorées ne nous mettent point à l'abri de ses traits : elle nous surprend dans la couche de nos aïeux comme sur une terre étrangère. Voyez ces cigognes qui s'élèvent en ce moment des bords de l'Ilissus; elles s'envolent tous les ans aux rives de Cyrène, elles reviennent tous les ans aux champs d'Erechthée; mais combien de fois ont-elles retrouvé déserte la maison qu'elles avoient laissée florissante! combien de fois ont-elles cherché en vain le toit même où elles avoient accoutumé de bâtir leurs nids! >>

« Pardonne, dit Cymodocée, pardonne ces frayeurs à une jeune fille élevée par des dieux moins sévères, et qui permettent les larmes aux amants près de se quitter! »

A ces mots, Cymodocée, étouffant ses pleurs, se couvrit le visage de son voile. Eudore prit dans ses mains les mains de son épouse; il les pressa chastement sur ses lèvres et sur son cœur.

« Cymodocée, dit-il, bonheur et gloire de ma vie, que la douleur ne vous fasse pas blasphémer une religion divine. Oubliez ces dieux qui ne vous offroient aucune ressource contre les tribulations du cœur. Fille d'Homère, mon Dieu est le Dieu des âmes tendres, l'ami de ceux qui pleurent, le consolateur des affligés; c'est lui qui entend sous le buisson la voix du petit oiseau et qui mesure le vent pour la brebis tondue. Loin de vouloir vous priver de vos larmes, il les bénit; il vous en tiendra compte quand il vous visitera à votre dernière heure, puisque vous les versez pour lui et pour votre époux. »

A ces dernières paroles, la voix d'Eudore s'altéra. Cymodocée se découvre le visage : elle aperçoit la noble figure du guerrier inondée des pleurs qui descendoient le long de ses joues brunies. La gravité l'e cette douleur chrétienne, ce combat de la religion et de la nature, donnoient au fils de Lasthénès une incomparable beauté. Par un mouvement involontaire, la fille de Démodocus alloit tomber aux genoux

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