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qui te manque: tes jours sont exposés, il te faut mettre à l'abri de la mort. Oui, tu es assez instruite. La persécution est la doctrine: quiconque pleure pour Jésus-Christ n'a plus rien à savoir.»

Ainsi parle Jérôme avec l'autorité d'un docteur et d'un prêtre. La douce et timide Cymodocée répond:

< Seigneur, qu'il soit fait selon votre parole: donnez-moi le bap tême. Je ne serai point une reine auprès de mon époux, je ne serai que sa servante. Si je regrette quelque chose dans la vie, ce sera de ne pius aller sur le mont Ithome voir les troupeaux avec mon père, de ne pouvoir nourrir l'auteur de mes jours dans sa vieillesse, comme il me nourrit dans mon enfance. »>

Cymodocée rougit et pleura en parlant de la sorte. On reconnoissoit dans son langage les accents confus de son ancienne religion et de sa religion nouvelle : ainsi, dans le calme d'une nuit pure, deux harpes, suspendues au souffle d'Éole, mêlent leurs plaintes fugitives: ainsi frémissent ensemble deux lyres dont l'une laisse échapper les tons graves du mode dorien, et l'autre les accords voluptueux de la molle Ionie; ainsi, dans les savanes de la Floride, deux cigognes argentées, agitant de concert leurs ailes sonores, font entendre un doux bruit au haut du ciel; assis au bord de la forêt, l'Indien prête l'oreille aux sons répandus dans les airs et croit reconnoître dans cette harmonie la voix des âmes de ses pères.

FIN DU LIVE DIX-HUITIÈNŲ,

LIVRE

DIX-NEUVIÈME

Retour de Démodocus au temple d'Homère. Sa douleur. Il apprend la nouvelle de la persécution. Il part pour Rome, où il croit qu'Hiéroclès a fait conduire Cymodocée. Cymodocée est baptisée dans le Jourdain par Jérôme. Elle arrive à Ptolemais, et s'embarque pour la Grèce. Une tempête suscitée par les ordres de Dieu fait aborder Cymodocée en Italie.

Qui pourra jamais dire l'amertume des chagrins paternels?

Après la séparation fatale, les esclaves avoient reconduit Démodocus à la citadelle d'Athènes. Il passa la nuit sous un portique du temple de Minerve, afin de découvrir aux premiers rayons du jour la galère de Cymodocée. Lorsque l'étoile du matin parut sur le mont Hymette, les larmes du vieillard coulèrent avec une nouvelle abondance.

« O ma fille! s'écria-t-il, quand reviendras-tu de l'Orient, ainsi que cet astre, pour réjouir ton père ! »>

L'aurore éclaira bientôt les flots solitaires où l'on cherchoit en vain quelque voile; mais on apercevoit encore sur les vagues aplanies la trace blanchissante des vaisseaux que l'on ne voyoit plus. Déjà le soleil sortant de l'onde doroit et brunissoit à la fois la face de la mer. Des nues sereines étoient arrêtées çà et là dans l'azur du ciel de l'Attique; quelques-unes, teintes de rose, flottoient autour de l'astre du jour, comme l'écharpe des Heures. Ce spectacle ne fit qu'irriter la douleur du prêtre d'Homère. Il pousse des sanglots: depuis que sa fille étoit au monde, c'est la première fois qu'il voit loin d'elle se lever le soleil. Démodocus refuse tous les soins de son hôte, qui, témoin d'une pareille douleur, s'applaudissoit d'avoir vécu jusque alors sans enfants et sans épouse: ainsi le berger. au fond d'une vallée, écoute en frémissant le bruit du canon lointain; il plaint les victimes tombées sur le champ de bataille, et bénit ses rochers et sa cabane.

Dès le jour suivant, Démodocus voulut quitter Athènes et retourner en Messénie. Sa douleur ne lui permit pas de suivre longtemps les che

mins qu'il avoit parcourus avec Cymodocée. A Corinthe, il prit la route d'Olyınpie, mais il ne put supporter la joic et l'éclat des fêtes qu'on célébroit alors au bord de l'Alphée. Lorsque, après avoir franchi les montagnes de l'Élide, il aperçut les sommets de l'Ithome, il tomba sans mouvement entre les bras de ses esclaves. Bientôt on le rappelle à la vie bientôt, pâle et tremblant, il arrive au temple d'Homère. Déjà le seuil des portes étoit jonché de feuilles flétries; l'herbe croissoit dans tous les sentiers: tant les pas de l'homme s'effacent promptement sur la terre! Démodocus entre au sanctuaire de son aïeul; la lampe étoit éteinte. On voyoit sur l'autel les cendres du dernier sacrifice que le père de Cymodocée avoit offert aux dieux pour sa fille. Démodocus se prosterne devant l'image du poëte.

:

« O toi, dit-il, qui es maintenant toute ma famille, chantre des douleurs de Priam, pleure aujourd'hui les maux du dernier rejeton de ta race ! >>

En ce moment une des cordes de la lyre de Cymodocée se rompit, et rendit un son qui fit tressaillir le vieillard. Il relève la tête; il aperçoit la lyre suspendue à l'autel.

« C'en est fait, s'écrie-t-il, ma fille va mourir! les Parques m'annoncent son destin en brisant la corde de sa lyre. »

A ce cri les esclaves accourent au temple, et entraînent malgré lui Démodocus.

Chaque jour augmentoit ses ennuis; mille souvenirs déchiroient son cœur. C'étoit ici qu'il instruisoit sa fille dans l'art des chants, c'étoit là qu'il se promenoit avec elle. Rien n'est cruel comme la vue des lieux que nous avons habités au temps du bonheur, lorsque nous avons perdu ce qui faisoit le charme de notre vie. Les citoyens de Messène furent touchés des chagrins de Démodocus : ils lui permirent d'interrompre des fonctions sacrées qu'il n'exerçoit qu'au milieu des larmes. Ses jours dépérissoient; il marchoit à grands pas vers le tombeau; les lettres de sa fille, égarées dans l'Orient, ne parvenoient point jusqu'à lui. La famille de Lasthénès ne pouvoit donner ses soins au vieillard : elle étoit persécutée, et la mère d'Eudore venoit de mourir. Que de victimes le prêtre d'Homère immole à des dieux sourds à sa voix! Que d'hécatombes promises si Neptune ramène Cymodocée aux rives du Pamysus! Le jour s'éteint, le jour renaît 3, et retrouve Démodocus la main dans le sang, interrogeant les entrailles des taureaux et des génisses. Il s'adresse à tous les temples; il va consulter des aruspices jusqu'au sommet du Ténare. Tantôt il revêt une robe de deuil et frappe aux portes d'airain du sanctuaire des Furies; il présente aux fatales sœurs des dons expiatoires, comme si ses malheurs étoient des crimes!

Tantôt il se couronne de fleurs, il affecte un air riant avec des yeux baignes de farmes, afin de se rendre propice quelque divinité ennemie des pleurs. S'il est des rites depuis longtemps abandonnés, des rérémonies pratiquées aux siècles d'Inachus et de Nestor, Démodocus les renouvelle; il feuillette les livres sibyllins; il ne prononce que des mots réputés heureux; il s'abstient de certaines nourritures; il évite la rencontre de certains objets; il est attentif aux vents, aux oiseaux, aux nuages; il n'est point assez d'oracles pour son amour paternel! Ah, déplorable vieillard! écoute les sons de cette trompette qui retentit au sommet de l'Ithome: ils t'apprendront la destinée de ta fille.

Le commandant de Messène parcouroit les campagnes avec une suite nombreuse, proclamant Galérius empereur, et publiant l'édit de persécution. Démodocus ne sait s'il a bien entendu; il court à Messène : tout lui confirme son malheur. Un vaisseau venu d'Orient au port de Coronée raconte en même temps que la fille d'Homère, enlevée de Jérusalem, a été conduite à Hiéroclès. Que fera Démodocus? L'excès de l'adversité lui donne des forces: il se décide à voler à Rome, à se jeter aux pieds de Galérius, à réclamer Cymodocée. Avant de quitter le temple du demi-dieu, il consacre au pied de la statue d'Homère une petite galère d'ivoire et un vase à recueillir des larmes offrande et symbole de son inquiétude et de sa douleur! Ensuite il vend ses pénates, la pourpre de son lit, le voile nuptial d'Épicharis, destiné à Cymodocée; il emporte avec lui sa fortune entière pour racheter l'enfant de son amour. Soins inutiles! Le ciel ne vouloit point céder sa conquête, et tous les trésors de la terre n'auroient pu payer la couronne de la nouvelle chrétienne.

Cymodocée n'appartenoit plus au monde. En recevant les eaux du baptême, elle alloit prendre son rang parmi les esprits célestes. Déjà elle avoit quitté la grotte de Bethléem avec Dorothée. Elle marchoit, au lever du jour, par des lieux âpres et stériles. Jérôme, vêtu comme saint Jean dans le désert, montroit le chemin à la catéchumène. Bientôt ils arrivent au dernier rang des montagnes de Judée qui bordent les eaux de la mer Morte et la vallée du Jourdain.

Deux hautes chaînes de montagnes, s'étendant du nord au midi, sans détours, sans sinuosités, s'offrent aux yeux des trois voyageurs. Du côté de la Judée, ces montagnes sont des monceaux de craie et de sable qui imitent la forme de faisceaux d'armes, de drapeaux ployés ou de tentes d'un camp assis au bord d'une plaine. Du côté de l'Arabie sont de noirs rochers perpendiculaires, qui versent à la mer Morte des torrents de soufre et de bitume. Le plus petit oiseau du ciel n'y trouveroit pas un brin d'herbe pour se nourrir; tout y annonce la patrie

d'un peuple réprouvé; tout semble y respirer l'horreur de l'inceste d'où sortirent Ammon et Moab.

La vallée comprise entre ces deux chaînes de montagnes présente un sol semblable au fond d'une mer depuis longtemps retirée : des plages de sel, une vase desséchée, des sables mouvants et comme sillonnés par les flots. Çà et là des arbustes chétifs croissent péniblement sur cette terre privée de vie : leurs feuilles sont couvertes du sel qui les a nourries, et leur écorce a le goût et l'odeur de la fumée; au lieu de villages, on aperçoit les ruines de quelques tours. Au milieu de la vallée passe un fleuve décoloré : il se traîne à regret vers le lac empesté qui l'engloutit. On ne distingue point son cours au milieu de l'arène, mais il est bordé de saules et de roseaux où se cache l'Arabe qui attend la dépouille du voyageur et du pèlerin.

« Vous voyez, dit Jérôme à ses deux hôtes étonnés, des lieux fameux par les bénédictions et les malédictions du ciel : ce fleuve est le Jourdain; ce lac est la mer Morte; elle vous paroît brillante, mais les villes coupables qu'elle cache dans son sein ont empoisonné ses flots. Ses abîmes sont solitaires et sans aucun être vivant; jamais vaisseau n'a pressé ses ondes; ses grèves sont sans oiseaux, sans arbres, sans verdure; son eau, d'une amertume affreuse, est si pesante que les vents les plus impétueux peuvent à peine la soulever. Ici le ciel est embrasé des feux qui consumèrent Gomorrhe. Cymodocée, ce ne sont pas là les rives du Pamysus et les vallons du Taygète. Vous êtes sur le chemin d'Hébron, dans les lieux où retentit la voix de Josué lorsqu'il arrêta le soleil. Vous foulez une terre encore fumante de la colère de Jéhovah, et que consolèrent ensuite les paroles miséricordieuses de Jésus-Christ. Jeune catéchumène, c'est par cette solitude sacrée que vous allez chercher celui que vous aimez; les souvenirs de ce désert grand et triste se mêleront à votre amour pour le fortifier et le rendre plus grave : l'aspect de ces bords désolés est également propre à nourrir ou à éteindre les passions. Fille innocente, les vôtres sont légitimes, et vous n'êtes point obligée, comme Jérôme, de les étouffer sous des fardeaux de sable brûlant! »>

En parlant ainsi, ils descendoient dans la vallée du Jourdain. Cymodocée, tourmentée d'une soif dévorante, cueille sur un arbrisseau un fruit semblable à un citron doré, mais lorsqu'elle le porte à sa bouche, elle le trouve rempli d'une cendre amère et calcinée.

« C'est l'image des plaisirs du monde, » s'écrie le solitairs. Et il continue son chemin en secouant la poussière de ses pieds. Cependant les pèlerins s'avançoient vers un bois de tamarin et d'arbres de baume qui croissoient au milieu d'une arène blanche et

« EelmineJätka »