Page images
PDF
EPUB

discernement des hommes ! Je t'ai pris pour l'esclave chargé par son maître d'exercer les devoirs de l'hospitalité. »>

Lasthénès s'inclina.

Eudore, les yeux baissés, et donnant sa main à la plus jeune de ses sœurs, sc tenoit respectueusement derrière sa mère.

« Mon hôte, dit Démodocus, et vous, sage épouse de Lasthénes, semblable à la mère de Télémaque, votre fils vous a sans doute appris ce qu'il a fait pour ma fille, que les faunes avoient égarée dans les bois. Montrez-moi le noble Eudore, que je l'embrasse comme mon fils! »

« Voilà Eudore, derrière sa mère, répondit Lasthénès. J'ignore ce qu'il a fait pour vous: il ne nous en a pas parlé. »

Démodocus resta confondu.

« Quoi! pensoit-il en lui-même, ce simple pasteur est le guerrier qui triompha de Carrausius 18, le tribun de la légion britannique, l'amı du prince Constantin! >>

Revenu enfin de son premier étonnement, le prêtre d'Homère s'écria :

« J'aurois dû reconnoître Eudore à sa taille de héros, moins haute cependant que celle de Lasthénès, car les enfants n'ont plus la force de leurs pères. O toi qui pourrois être le plus jeune de mes fils, que les dieux t'accordent ce que tu désires! Je t'apporte une coupe d'un prix inestimable: mon esclave l'ôtera de mon char, et tu la recevras de mes mains. Jeune et vaillant guerrier, Méléagre étoit moins beau que toi lorsqu'il charma les yeux d'Atalante"! Heureux ton père, heureuse ta mère 20, mais plus heureuse encore celle qui doit partager ta couche! Si la vierge qu'on a retrouvée n'étoit pas consacrée aux chastes Muses... >>

Les deux jeunes gens se sentirent troublés par les paroles de Démodocus. Eudore se hâta de répondre :

« J'accepterai le présent que vous m'offrez s'il n'a pas servi à vos sacrifices 21. »

Le jour n'étant pas encore à sa fin, la famille invita les deux étrangers à se reposer avec elle au bord d'une source. Les sœurs d'Eudore, assises aux pieds de leurs parents, tressoient des couronnes de fleurs rouges et bicues pour une fête prochaine. On voyoit un peu plus loin les urnes et les coupes des moissonneurs, et, à l'ombre de quelques gerbes plantées debout, un enfant étoit endormi dans un berceau.

« Mon hôte, dit Démodocus à Lasthénès, tu me sembies mener ici la vie du divin Nestor. Je ne me souviens pas d'avoir vu la peinture d'une scène pareille, si ce n'est sur le bouclier d'Achille 22. Vulcain y

avoit gravé un roi au milieu des moissonneurs; ce pasteur des peuples, plein de joie, tenoit en silence son sceptre levé au milieu des sillons. Il ne manque ici que le sacrifice du taureau sous le chêne de Jupiter. Quelle abondante moisson! Que d'esclaves laborieux et fidèles! »

« Ces moissonneurs ne sont plus mes esclaves 23, répliqua Lasthénès, ma religion me défend d'en avoir; je leur ai donné la liberté. >>

«Lasthénès, dit alors Démodocus, je commence à comprendre que la renommée, cette voix de Jupiter, m'avoit appris la vérité : tu auras sans doute embrassé cette secte nouvelle qui adore un Dieu inconnu à nos ancêtres.»

Lasthénès répondit:

« Je suis chrétien. »

Le descendant d'Homère demeura quelque temps interdit; puis, reprenant la parole:

« Mon hôte, dit-il, pardonne à ma franchise : j'ai toujours obéi à la vérité, fille de Saturne et mère de la vertu 24. Les dieux sont justes: comment pourrois-je concilier la prospérité qui t'environne et les impiétés dont on accuse les chrétiens? »

Lasthénès répondit:

« Voyageur, les chrétiens 25 ne sont point des impies, et vos dieux ne sont ni justes ni injustes : ils ne sont rien. Si mes champs et mes troupeaux prospèrent entre les mains de ma famille, c'est qu'elle est simple de cœur et soumise à la volonté de celui qui est le seul et véritable Dieu. Le ciel m'a donné la chaste épouse que vous me voyez; je ne lui ai demandé qu'une constante amitié, l'humilité et la chasteté d'une femme. Dieu a béni mes intentions; il m'a donné des enfants soumis, qui sont la couronne des vieillards. Ils aiment leurs parents, et ils sont heureux parce qu'ils sont attachés au toit de leur père. Mon épouse et moi nous avons vieilli ensemble, et, quoique mes jours n'aient pas toujours été bons, elle a dormi trente ans à mes côtés sans révéler les soucis de ma couche et les tribulations cachées de mon cœur. Que Dieu lui rende sept fois la paix 26 qu'elle m'a donnée! Elle ne sera jamais aussi heureuse que je le désire ! »

Ainsi le cœur de ce chrétien des anciens jours s'épanouissoit en parlant de son épouse. Cymodocée l'écoutoit avec amour : la beauté de ces mœurs pénétroit l'âme de cette jeune infidèle, et Démodocus luimême avoit besoin de se rappeler Homère et tous ses dieux pour n'être pas entraîné par la force de la vérité.

Après quelques moments, le père de Cymodocée dit à Lasthénès: « Tu me sembles tout à fait des temps antiques, et cependant je n'ai

point vu tes paroles dans Homère! Ton silence a la dignité du silence des sages. Tu t'élèves à des sentiments pleins de majesté, non sur les ailes d'or d'Euripide, mais sur les ailes célestes de Platon 27. Au milieu d'une douce abondance, tu jouis des grâces de l'amitié; rien n'est forcé autour de toi : tout est contentement, persuasion, amour. Puisses-tu conserver longtemps ton bonheur et tes richesses! >>

« Je n'ai jamais cru, répondit Lasthénès, que ces richesses fussent à moi je les recueille pour mes frères les chrétiens, pour les gentils, pour les voyageurs, pour tous les infortunés. Dieu m'en a donné la direction; Dieu me l'ôtera peut-être : que son saint nom soit béni 28 ! »

Comme Lasthénès achevoit de prononcer ces paroles, le soleil descendit sur les sommets du Pholoé 20, vers l'horizon éclatant d'Olympie; l'astre agrandi parut un moment immobile, suspendu au-dessus de la montagne, comme un large bouclier d'or. Les bois de l'Alphée et du Ladon, les neiges lointaines du Telphusse et du Lycée, se couvrirent de roses; les vents tombèrent, et les vallées de l'Arcadie demeurèrent dans un repos universel. Les moissonneurs quittèrent alors leur ouvrage la famille, accompagnée des étrangers, reprit le chemin de la maison. Les maîtres et les serviteurs marchoient pêle-mêle, portant les divers instruments du labourage; ils étoient suivis de mulets au pied sûr, chargés de bois coupé sur les hauteurs, et de bœufs traînant lentement les équipages champêtres renversés, ou les chariots tremblant sous le poids des gerbes.

En arrivant à la maison, on entendit le son d'une cloche 3o.

« Nous allons faire la prière du soir, dit Lasthénès à Démodocus: nous permettrez-vous de vous quitter un moment, ou préférez-vous nous suivre ? »

31

« Me préservent les dieux de mépriser les prières ", s'écria Démodocus, ces filles boiteuses de Jupiter, qui peuvent seules apaiser la colère d'Até! »

On s'assemble aussitôt dans une cour entourée de granges et des étables des troupeaux. Quelques ruches d'abeilles y répandoient une agréable odeur mêlée au parfum du lait des génisses qui revenoient des pâturages. Au milieu de cette cour on voyoit un puits dont les deux poteaux, couverts de lierre, étoient surmontés de deux aloès qui croissoient dans des corbeilles. Un noyer, planté par l'aïeule de Lasthénès, couvroit le puits de son ombre. Lasthénès, la tête nue et le visage tourné vers l'orient, se plaça debout sous l'arbre domestique. Les bergers et les moissonneurs se mirent à genoux sur du chaume nouveau, autour de leur maître. Le père de famille prononça à haute voix cette prière, qui fut répétée par ses enfants et par ses serviteurs :

«Seigneur, daignez visiter cette demeure 32 pendant la nuit et en écarter les vains songes. Nous allons quitter les vêtements du jour : couvrez-nous de la robe d'innocence et d'immortalité que nous avons perdue par la désobéissance de nos premiers pères. Lorsque nous serons endormis dans le sépulcre, ô Seigneur, faites que nos âmes reposent avec vous dans le ciel ! »

Quand cela fut fait, on entra dans la maison où se préparoit le repas de l'hospitalité. Un homme et une femme parurent, portant deux grands vases d'airain pleins d'une eau échauffée par la flamme. Le serviteur lava les pieds de Démodocus 33; la servante, ceux de la fille de Démodocus; et après les avoir oints d'une huile de parfums d'un grand prix, elle les essuya avec un lin blanc. La fille aînée de Lasthénès, du même âge que Cymodocée, descendit dans un souterrain frais et voûté. On conservoit dans ce lieu toutes sortes de choses pour la vie de l'homme. Sur des planches de chêne attachées aux parois du mur, on voyoit des outres remplies d'une huile aussi douce que celle de l'Attique; des mesures de.pierre en forme d'autel, ornées de têtes de lion 34, et qui contenoient la fine fleur du froment; des vases de miel de Crète, moins blanc, mais plus parfumé que celui d'Hybla, et des amphores pleines d'un vin de Chio devenu comme un baume par le long travail des ans. La fille de Lasthénès remplit une urne de cette liqueur bienfaisante propre à réjouir le cœur de l'homme dans l'aimable familiarité d'un repas.

[ocr errors]

Cependant les serviteurs ne savoient s'ils devoient apprêter le festin sous la vigne ou sous le figuier comme dans un jour de réjouissance. Ils vont consulter leur maître. Lasthénès leur ordonne de dresser dans la salle des Agapes 35 une table d'un buis éclatant. Ils la lavent avec une éponge et la couvrent de corbeilles d'osier, pleines d'un pain sans levain, cuit sous la cendre. Ils apportent ensuite, dans des plats d'une simple argile, des racines, quelques volatiles et des poissons du lac Stymphale, nourriture destinée à la famille 36; mais on servit pour les étrangers un chevreau qui avoit à peine goûté l'arbousier du mont Aliphère et le cytise du vallon de Ménélée.

Au moment où les convives alloient s'approcher de la mense ho spfalière, une servante vint dire à Lasthénès qu'un vieillard, monté sur nåue, et tout semblable à l'époux de Marie, s'avançoit par l'aven ue es cèdres. On vit bientôt entrer un homme d'un visage vénérab le, ortant sous un manteau blanc un habit de pasteur 37. Il n'étoit pas aturellement chauve, mais sa tête avoit été jadis dépouillée par la flamme, et son front montroit encore les cicatrices du martyre qu'il avoit éprouvé sous Valérien. Une barbe blanche lui descendoit jusqu'à

la ceinture. Il s'appuyoit sur un bâton en forme de houlette, que lui avoit envoyé l'évêque de Jérusalem: simple présent que se faisoient les premiers Pères de l'Église, comme l'emblème de leur fonction pastorale et du pèlerinage de l'homme ici-bas.

C'étoit Cyrille, évêque de Lacédémone 38: laissé pour mort par les bourreaux dans une persécution contre les chrétiens, il avoit été élevé malgré lui au sacerdoce. Il se cacha longtemps pour se dérober à la dignité épiscopale, mais son humilité lui fut inutile: Dieu révéla aux fidèles la retraite de son serviteur. Lasthénès et sa famille le reçurent avec les marques du plus profond respect. Ils se prosternèrent devant lui, baisèrent ses pieds sacrés, chantèrent Hosanna, et le saluèrent du nom de très-saint, de très-cher à Dieu.

«Par Apollon, s'écria Démodocus agitant sa branche de laurier entourée de bandelettes, voilà le plus auguste vieillard qui se soit jamais offert à mes yeux! O toi qui es chargé de jours! quel est ce sceptre que tu portes? Es-tu un roi ou un prêtre consacré aux autels des dieux? Apprends-moi le nom de la divinité que tu sers, afin que je lui immole des victimes. >>

Cyrille regarda quelque temps avec surprise Démodocus; puis, laissant échapper un aimable sourire :

«Seigneur, répondit-il, ce sceptre est la houlette qui me sert à conduire mon troupeau : car je ne suis point un roi, mais un pasteur. Le Dieu qui reçoit mon sacrifice est né parmi les bergers, dans une crèche. Si vous voulez, je vous apprendrai à le connoître pour toute victime, il ne vous demandera que l'offrande de votre cœur. »

Cyrille, se tournant alors vers Lasthénès :

« Vous savez le sujet qui m'amène. La pénitence publique de notre Eudore remplit nos frères d'admiration; chacun en veut pénétrer la cause. Il m'a promis de me raconter son histoire 39; et dans les deu journées que je viens passer avec vous j'espère qu'il voudra me satisfaire. >>

Les serviteurs approchèrent alors les siéges de la table. Le prêtre d'Homère prit sa place à côté du prêtre du Dieu de Jacob. La famille se rangea autour du festin. Démodocus, saisissant une coupe, alloit faire une libation aux pénates de Lasthénès; l'évêque de Lacédémone, l'arrêtant avec bénignité :

« Notre religion nous défend ces signes d'idolâtrie: vous ne voudriez pas nous affliger. »

La conversation fut tranquille et pleine de cordialité. Eudore lut pendant une partie du repas 40 quelques instructions tirées de l'Évangile et des Épitres des Apôtres; Cyrille commenta de la manière la

« EelmineJätka »