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qui revenoit de sa mission des Indes; et cette chrétienne esclave qui, dans sa captivité, convertit la nation entière des Ibériens. La salle du conseil de Marcellin étoit une allée de vieux ifs qui régnoit le long du cimetière. C'étoit là qu'en se promenant avec les évêques il conféroit des besoins de l'Église. Étouffer les hérésies de Donat, de Novatien d'Arius, publier des canons, assembler des conciles, bâtir des hôpitaux, racheter des esclaves, secourir les pauvres, les orphelins, les étrangers, envoyer des apôtres aux barbares, tel étoit l'objet des paissants entretiens de ces pasteurs. Souvent, au milieu des ténèbres, Marcellin, veillant seul pour le salut de tous, descendoit de sa cellule au tombeau des saints apôtres. Prosterné sur les reliques, il prioit la nuit entière, et ne se relevoit qu'aux premiers rayons du jour. Alors, découvrant sa tête chenue, posant à terre sa tiare de laine blanche, le pontife ignoré étendoit ses mains pacifiques et bénissoit la ville et le monde 48.

« Lorsque je passois de la cour de Dioclétien à cette cour chrétienne, je ne pouvois m'empêcher d'être frappé d'une chose étonnante. Au milieu de cette pauvreté évangélique je retrouvois les traditions du palais d'Auguste et de Mécène, une politesse antique, un enjouement grave, une élocution simple et noble, une instruction variée, un goût sain, un jugement solide. On eût dit que cette obscure demeure étoit destinée par le ciel à devenir le berceau d'une autre Rome et l'unique asile des arts, des lettres et de la civilisation.

« Marcellin essayoit tous les moyens de me ramener à Dieu. Quelquefois, au soleil couchant, il me conduisoit sur les bords du Tibre ou dans les jardins de Salluste. Il m'entretenoit de la religion, et cherchoit à m'éclairer sur mes fautes avec une bonté paternelle. Mais les mensonges de la jeunesse m'ôtoient le goût de la vérité. Loin de profiter de ces promenades salutaires, je redemandois secrètement les platanes de Fronton, le portique de Pompée ou celui de Livie ", rempli d'antiques tableaux; et puisqu'il le faut avouer à ma confusion éternelle, je regrettois les temples d'Isis et de Cybèle, les fêtes d'Adonis, le cirque, les théâtres, lieux d'où la pudeur s'est depuis longtemps envolée aux accents de la muse d'Ovide. Après avoir inutilement tenté près de moi les admonitions charitables, Marcellir employa les mesures sévères : « Je serai forcé, me disoit-il souvent, de vous séparer de la << communion des fidèles, si vous continuez à vivre éloigné des sacre«ments de Jésus-Christ. »>

« Je n'écoutai point ses conseils, je ris de ses menaces; ma vie devint un objet de scandale public: le pontife fut enfin obligé de lancer ses foudres.

« J'étois allé chez Marcellin; je sonne à la grille du cimetière : les deux battants de la grille se séparent et s'écartent l'un de l'autre en gémissant sur leurs gonds. J'aperçois le pontife debout, à l'entrée de la chapelle ouverte. Il tenoit à la main un livre redoutable, image du livre scellé des sept sceaux que l'Agneau seul peut briser. Des diacres, des prêtres, des évêques, en silence, immobiles, étaient rangés sur les tombeaux environnants, comme des justes ressuscités pour assister au jugement de Dieu. Les yeux de Marcellin lançoient des flamines. Ce n'étoit plus le bon pasteur qui rapporte au bercail la brebis égarée, c'étoit Moïse dénonçant la sentence mortelle à l'infidèle adorateur du veau d'or; c'étoit Jésus-Christ chassant les profanateurs du temple. Je veux avancer: un exorcisme me barre le chemin. Au même moment, les évêques étendent les bras et élèvent la main contre moi en détournant la tête; alors le pontife, d'une voix terrible :

<«< Qu'il soit anathème, celui qui souille par ses mœurs la pureté du << nom chrétien! qu'il soit anathème, celui qui n'approche plus de « l'autel du vrai Dieu! qu'il soit anathème, celui qui voit avec indiffé«rence l'abomination de l'idolâtrie! >>

« Tous les évêques s'écrient :

<< Anathème! »

« Aussitôt Marcellin entre dans l'église : la porte sainte est fermée devant moi 50. La foule des élus se disperse en évitant ma rencontre; je parle, on ne me répond pas : on me fuit comme un homme attaqué d'un ma' contagieux. Ainsi qu'Adam banni du paradis terrestre, je me trouve seul dans un monde couvert de ronces et d'épines, et maudit à cause de ma chute.

<< Saisi d'une espèce de vertige, je monte en désordre sur mon char; je pousse au hasard mes coursiers, je rentre dans Rome, je m'égare, et, après de longs détours, j'arrive à l'amphithéâtre de Vespasien "". Là j'arrête mes chevaux écumants. Je descends du char; je m'approche de la fontaine où les gladiateurs qui survivent se désaltèrent après le combat: je voulois aussi rafraîchir ma bouche brûlante. Il y avoit eu la veille des jeux donnés par Aglaé, riche et célèbre Romaine; mais dans ce moment ces abominables lieux étoient déserts. La victime innocente que mes crimes ont derechef immolée me poursuit du haut du ciel. Nouveau Caïn, agité et vagabond, j'entre dans l'amphithéâtre ; je m'enfonce dans les galeries obscures et solitaires. Nul bruit ne s'y faisoit entendre, hors celui de quelques oiseaux effrayés qui frappoient les voûtes de leurs ailes. Après avoir parcouru

• Sainte Aglaé.

les divers étages, je me repose, un peu calmé, sur un siége au premier rang. Je veux oublier, par la vue de cet édifice païen, et la proscription divine et la religion de mes pères. Vains efforts! là même un Dieu vengeur se présente à mon souvenir. Je songe tout à coup que cet édifice est l'ouvrage d'une nation dispersée, selon la parole de Jésus-Christ. Étonnante destinée des enfants de Jacob! Israel, captif de Pharaon, éleva les palais de l'Égypte; Israel, captif de Vespasien, båtit ce monument de la puissance romaine! Il faut que ce peuple, même au milieu de toutes ses misères, ait la main dans toutes les grandeurs $2.

« Tandis que je m'abandonnois à ces réflexions, les bêtes féroces enfermées dans les loges souterraines de l'amphithéâtre se mirent à rugir 53 je tressaillis, et, jetant les yeux sur l'arène, j'aperçus encore le sang des infortunés déchirés dans les derniers jeux. Un grand trouble me saisit : je me figure que je suis exposé au milieu de cette arène, réduit à la nécessité de périr sous la dent des lions, ou de renier le Dieu qui est mort pour moi; je me dis : « Tu n'es plus chré« tien, mais, si tu le redevenois un jour, que ferois-tu? >>

« Je me lève, je me précipite hors de l'édifice; je remonte sur mon char, je regagne ma demeure. Toute la nuit la terrible question de ma conscience retentit au fond de mon sein. Aujourd'hui même cette scène se retrace souvent à ma mémoire comme si j'y trouvois quelque avertissement du ciel. >>

Après avoir prononcé ces mots, Eudore cesse tout à coup de parler. Les yeux fixes, l'air ému, il paroît frappé d'une vision surnaturelle. L'assemblée, surprise, garde le silence, et l'on n'entend plus que le murmure du Ladon et de l'Alphée, qui baignent le double rivage de l'île. La mère d'Eudore, effrayée, se lève. Le jeune chrétien, revenu à lui-même, s'empresse de calmer les inquiétudes maternelles en reprenant ainsi son discours.

FIN DU LIVRE QUATRIÈVE.

LIVRE CINQUIÈME.

Suite du récit. La cour va passer l'été à Baies. Naples. Maison d'Aglaé. Promenades d'Eudore, d'Augustin et de Jérôme. Leur entretien au tombeau de Scipion. Thraséas, ermite du Vésuve. Son histoire. Séparation des trois amis. Eudore retourne à Rome avec la cour. Les catacombes. Aventure de l'impéra trice Prisca et de la princesse Valérie, sa fille. Eudore, banni de la cour, est envoyé en exil à l'armée de Constance. Il quitte Rome, il traverse l'Italie et les Gaules. Il arrive à Agrippina sur les bords du Rhin. Il trouve l'armée romaine prête à porter la guerre chez les Francs. Il sert comme simple soldat parmi les archers crétois qui composent, avec les Gaulois, l'avant-garde de l'armée de Constance.

« L'impression que laissa dans mon esprit ce jour fatal, à présent si vive et si profonde, fut alors promptement effacée. Mes jeunes amis m'entourèrent; ils se moquèrent de mes terreurs et de mes remords; ils rioient des anathèmes d'un obscur pontife sans crédit et sans pouvoir.

<< La cour, qui dans ce moment se transporta de Rome à Baïes, en m'arrachant du théâtre de mes erreurs, m'enleva au souvenir de leur châtiment; et me croyant perdu sans retour auprès des chrétiens, je ne songeai qu'à m'abandonner aux plaisirs.

« Je compterois, seigneurs, parmi les beaux jours de ma vie l'été que je passai près de Naples avec Augustin et Jérôme s'il pouvoit y avoir de beaux jours dans l'oubli de Dieu et les mensonges des passions.

« La cour étoit pompeuse et brillante : tous les princes, amis ou enfants des césars, s'y trouvoient rassemblés. On y voyoit Licinius ⚫ et Sévère, compagnons d'armes de Galérius; Daïa, nouvellement

• Devenu auguste à la mort de Sévère.

César à l'abdication de Dioclétien, et auguste à la mort de Constance.
César à l'abdication de Dioclétien.

sorti de ses bois et neveu du même césar; Maxence, fils de Maximien Auguste. Mais Constantin préféroit notre société à celle de ces princes jaloux de sa vertu, de sa valeur, de sa haute renommée, et publiquement ou secrètement ses ennemis.

« Nous fréquentions surtout à Naples le palais d'Aglas', dame romaine dont je vous ai déjà prononcé le nom. Elle étoit de race de sénateurs et fille du proconsul Arsace. Ses richesses étoient immenses. Soixante-treize intendants gouvernoient son bien, et elle avoit donné trois fois les jeux publics à ses dépens. Sa beauté égaloit ses talents et ses grâces; elle réunissoit autour d'elle tout ce qui conservoit encore l'élégance des manières et le goût des lettres et des arts. Heureuse si, dans la décadence de Rome, elle eût mieux aimé devenir une seconde Cornélie que de rappeler le souvenir des femmes trop célèbres chantées par Ovide, Properce et Tibulle!

« Sébastien et Pacôme, centurions dans les gardes de Constantin; Génès 4, acteur fameux, héritier des talents de Roscius; Boniface, premier intendant du palais d'Aglaé, et peut-être trop cher à sa maîtresse, embellissoient de leur esprit et de leur gaieté les fêtes de la voluptueuse Romaine. Mais Boniface, homme abandonné aux délices, avoit trois qualités excellentes : l'hospitalité, la libéralité, la compassion. En sortant des orgies et des festins, il alloit par les places secourir les voyageurs, les étrangers et les pauvres. Aglaé elle-même, au milieu de ses désordres, portoit un grand respect. aux fidèles et une foi simple aux reliques des martyrs. Génès, ennemi déclaré des chrétiens, la railloit de sa foiblesse.

«Eh bien! disoit-elle, j'ai aussi mes superstitions. Je crois à la vertu des cendres d'un chrétien mort pour son Dieu, et je veux que Boniface m'aille chercher des reliques. »

« Illustre patronne, répondoit en riant Boniface, je prendrai de l'or et des parfums. J'irai chercher des reliques de martyrs; je vous les apporterai : mais si mes propres reliques vous viennent sous le nom de martyr, recevez-les. »

« Nous passions une partie des nuits au milieu de cette compagnie séduisante et dangereuse ; j'habitois avec Augustin et Jérôme la ville de Constantin bâtie sur le penchant du mont Pausilippe. Chaque matin, aussitôt que l'aurore commençoit à paroître, je me rendois sous un portique qui s'étendoit le long de la mer. Le soleil se levoit devant

2

• Le tyran qui prit la pourpre et que Constantin vainquit aux portes de Rome.

Le martyr militaire, surnommé le Défenseur de l'Église romaine.

Le solitaire de la Thébaide, qui porta les armes sous Constantin.

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