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tage pièce à pièce du mécanisme du salariat, étude minutieuse des causes de variation du salaire, enfin constitution d'une théorie nouvelle, conciliatrice des intérêts opposés et consolante, voilà en quelques lignes le plan que s'est tracé M. Beauregard et qu'il a exécuté à l'entière satisfaction du lecteur.

Et cependant non: pas à l'entière satisfaction. Deux parties de son livre pêchent l'une par exubérance, l'autre par un peu de sécheresse et en même temps de mollesse dans l'analyse.

La première partie de son livre est consacrée au prix de la maind'œuvre dans l'histoire et chez les divers peuples. M. Beauregard a fait là un travail véritablement énorme. Il a compulsé tous les auteurs où il espérait trouver un renseignement. Les documents de seconde main ne lui ont jamais suffi; les autorités les mieux établies ne lui ont pas paru une garantie suffisante. Il est remonté aux sources. Il a consulté les historiens, les inscriptions, les textes de lois, les livres de comptes, etc., etc.; il a corrigé les unes par les autres; il a fini par établir des tables statistiques pour les diverses époques. Ce n'a pas été assez: il a fait, avec infiniment de raison, une étude comparée du salaire nominal et du salaire réel, c'est-à-dire de la quantité de denrées utiles échangeables contre une somme d'argent donnée, aux différents âges, chez les différents peuples; s'appesantissant davantage à certaines dates qui font époque, allant à grands pas au travers des siècles sans intérêt, et devenant tout à coup ralenti et patient, jusqu'à en être méticuleux, quand il arrive au XIXe; montrant partout une prudence extrême, en établissant ses statistiques moyennes; après avoir poussé dans le détail ses recherches sur l'antiquité et le moyen âge jusqu'au denier et jusqu'au centime. n'osant employer, tant il y met de conscience, que des adverbes et des adjectifs, pour déterminer en résumé la situation des ouvriers, leur salaire nominal, le pouvoir de l'argent, leur salaire réel, comparé depuis Athènes jusqu'à la fin du xvme siècle.

Cet ensemble de précautions si sages fait beaucoup d'honneur à la méthode de M. Beauregard. Mais qu'en espère-t-il pour le succès et l'utilité de son livre? Il y a là 148 pages encombrées de chiffres, de tables, de discussions, le tout fort utile, assurément, mais d'une lecture un peu pénible, et qui, en somme, est résumé de la façon la plus complète dans l'introduction à la deuxième partie. Cette introduction aurait suffi. La première partie tout entière pouvait être rejetée en notes. L'immense majorité des lecteurs en eût cru l'auteur sur parole; les incrédules se fussent reportés aux appendices. L'ouvrage y eût gagné. Il eût été allégé d'autant, et il ne faut pas se dissimuler que plus de quatre cents pages d'une discussion serrée et toujours technique sont un morceau un peu résistant. M. Beauregard a dù se rendre compte de cela aussi

bien que moi. Et s'il a publié tout au long cette première partie, il a eu ses motifs. J'y vois quant à moi une malice, une réponse aussi probante qu'ingénieuse à certaines critiques. « Ah! nous sommes des gens à déductions, à raisonnements à priori, des cerveaux récalcitrants à l'observation. Ah! nous ne savons pas voir les faits tels qu'ils sont et en tirer les enseignements qu'ils comportent! Ah! nous sommes les proches parents des socialistes d'Etat. Eh bien, regardez-moi un peu cette statistique; et plus loin cette discussion des résultats, et ici encore cette analyse minutieuse! voilà qui vous réduit au silence! Allons, maintenant, la paix, sinon je redouble et vous terrasse ». Il y a un peu de cela, seulement on en reste, nous en restons, nous qui n'avons ni attaqué, ni insinué, non pas terrassés, mais fatigués, et voilà ce qu'il ne faut pas pour la deuxième partie du livre.

Car elle est très bien cette deuxième partie, et fait, elle aussi, beaucoup d'honneur à M. Beauregard et à son talent d'analyse. (Elle m'a fait oublier une seconde critique, elle vise l'étude sur le capital, je ne puis m'y arrêter.) Mais elle demande autre chose qu'une appréciation au pied levé. Je vais suivre pas à pas les développements de l'auteur.

La première partie se résumait dans les constatations suivantes. L'étude et la comparaison entre les principales nations du taux des salaires et des résultats où elles sont arrivées dans l'ordre économique démontrent que le salaire suit en général les progrès du capital et de l'art industriel. Toute idée d'une contradiction permanente entre les intérêts de l'ouvrier et ceux de l'entrepreneur et du capitaliste disparaît nécessairement devant la concordance des faits les plus significatifs. Là où l'industrie est honorée et prospère, le salaire a toute chance de s'élever, tandis qu'il s'abaisse au cas contraire. Pourtant il n'en est pas toujours ainsi. Tout n'est pas concordant, tout ne satisfait pas l'esprit dans l'histoire du salaire. Trois faits surtout méritent d'être signalés. Au vr siècle et à la fin du XIVe siècle, en dépit de conditions politiques et économiques tout à fait mauvaises, le salaire est très élevé ; au contraire, au XVIe siècle, les salaires sont, au milieu du progrès général, insuffisants. Aux deux premières époques, l'exception peut s'expliquer par la rareté de la main-d'œuvre; à la troisième, elle est plus difficile à concevoir. Elle démontre seulement qu'il y a autre chose dans le salaire qu'une question de chiffres et de proportions, et fait pressentir l'importance, à cet égard, du développement intellectuel des hommes, de leurs idées, de leurs mœurs et de l'état de leurs rapports. « Il n'en faut pas plus, dit M. Beauregard, pour mettre en garde contre les généralisations hâtives, et pour prouver que la théorie du salaire est une théorie compliquée. Ce serait en vain qu'on voudrait tirer de l'histoire seule ou de la comparaison des faits l'explication des variations et des inégalités du prix de

la main-d'œuvre et la connaissance du mécanisme qui détermine ce prix. La théorie du salaire n'en peut être dégagée que par une analyse méticuleuse des éléments en jeu. »

Cette analyse n'a-t-elle donc pas été faite ? Des hommes illustres, des esprits de premier ordre ne l'ont-ils donc pas tentée ? Si! et ces hommes s'appelaient Adam Smith, Ricardo et Stuart Mill, pour ne prendre que les premiers d'entre eux. Mais, après avoir un instant entrevu la vérité, ils s'en sont écartés, ils ont basé sur une idée fausse cette théorie désespérante dont je parlais plus haut; théorie fausse elle-même naturellement, et qui a fait dire que « la théorie des salaires était à refaire ». Adam Smith, étudiant le mécanisme du salaire, en a eu deux conceptions successives différentes.

Considérant le salaire dans l'avenir, et étudiant ses chances d'accroissement ou de diminution, il a eu la vision très nette que le salaire est, comme on dit en mathématiques, fonction du progrès de l'industrie, que ce n'est pas l'étendue actuelle de la richesse nationale, mais son progrès continuel qui donne lieu à la hausse dans les salaires du travail ». Envisageant, au contraire, le salaire dans le présent, il y voit un échange; l'ouvrier donne son travail, le capitaliste son capital. Les deux points de vue étaient justes; seulement ceux qui vinrent après lui abandonnèrent la première notion, s'attachèrent exclusivement à la seconde, et d'une vérité relative prétendirent faire une vérité absolue.

Le salaire courant, dit Stuart Mill, existe entre la population et le capital, c'est-à-dire entre les personnes qui travaillent au prix d'un salaire et la portion du capital circulant qui est employée à l'acquisition directe du travail. Jusqu'ici la verité est encore respectée. A une époque donnée, pendant une semaine, un mois donnés, et dans un lieu donné, c'est une vérité que le salaire est réglé par l'offre du travail et la quantité de capital offert en échange de ce travail. Mais Stuart Mill ne limite pas à un moment et à un lieu donnés, l'exactitude de sa formule. Il la suppose vraie dans l'étendue du temps, ou du moins pendant des périodes considérables, par exemple, pendant quelques années. Il y aurait selon lui, dans le capital de la nation, une portion du capital destinée à payer les salaires. C'est le fonds de salaires. Ce fonds n'est pas invariable. Il est soumis à certaines augmentations et diminutions. Mais ces variations sont très lentes à se produire. Laissons de côté l'hypothèse des diminutions qui n'est pas intéressante, parce que tout compte fait, les progrès constants de l'industrie ne peuvent déterminer que l'augmentation du fonds de salaires. Or voici, selon Stuart Mill comment cette augmentation se produit. A la suite d'années de prospérité industrielle, le pays a fait des épargnes, et de ces épargnes une partie est consacrée à acheter de nouvelles quantités de travail. Or l'épargne, pour atteindre un chiffre

tranquille, va très lentement; pour trouver de nouveaux emplois, elle va plus lentement encore. De sorte que quand elle vient s'offrir, la population ouvrière a augmenté, tout au moins elle a changé; et la modique augmentation du salaire, si elle a lieu, s'adresse à d'autres ouvriers qu'à ceux qui ont contribué pour partie, par leur travail à l'augmentation du capital. Telle est la théorie de Stuart Mill et de cette théorie les ouvriers et les socialistes ont tiré les plus déplorables conséquences. Si le fonds destiné aux salaires ne s'accroit pas pour nous, qu'importe, disent-ils, de travailler plus et mieux? notre salaire n'en augmentera pas. C'est la loi d'airain.

Or, cette théorie de Ricardo et de Stuart Mill, base des objections socialistes en matière de salaire, était fausse. Un esprit puissant comme celui de Stuart Mill s'est laissé tromper à une vaine apparence. A voir ordinairement l'entrepreneur payer l'ouvrier sinon d'avance, du moins avec un capital accumulé d'avance, il a cru que la limite du fonds du salaire était l'accumulation de capital destinée au salaire; tandis qu'en fait, dans l'échange qui intervient entre salarié et capitaliste, si l'un des deux objets échangés est le travail, l'autre est une portion non pas du capital destiné au travail, mais du capital que l'entrepreneur espère retirer du travail créé. Cette portion est payée d'avance par l'entrepreneur, mais elle est proportionnelle non pas au capital dont les ressources actuelles de l'entrepreneur lui permettent de disposer pour acheter du travail, mais au capital que lui donnera la vente du produit créé par le travail. C'est pour cela que, quand ce produit se vend bien et vite, le capital qu'en retire l'entrepreneur augmente immédiatement et son intérêt bien entendu lui permet, bien mieux, lui ordonne de consacrer plus de capital à l'achat de travail; ainsi le capital destiné au salaire, c'est-à-dire, au fond, l'espérance de nouvelles affaires heureuses augmente autant; immédiatement l'offre du capitaliste augmente, le salarié est plus payé et il le sera toujours davantage tant que l'industrie demeurera prospère. La génération présente profite de cette extension de l'industrie: ainsi s'évanouit le sophisme de la loi d'airain.

Après avoir établi de quoi il est fait échange, dans le contrat de salaire entre le salarié et le capitaliste, M. Beauregard recherche dans quelles conditions ce contrat vient à se former, ou, comme il dit, quel est, dans ce cas particulier, le mécanisme spécial de l'offre et de la demande. Il y a là une étude très minutieuse de cette loi, des objets échangeables travail de l'ouvrier, produit net qu'en espère l'entrepreneur, — ainsi que des parties intéressées dans ces contrats. Les parties intéressées sont non pas au nombre seulement de deux, mais bien de trois : l'ouvrier, l'entrepreneur, et derrière lui le capitaliste, qui est plus ou moins disposé à lui fournir des capitaux. Comment, dans les pourpar

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lers, plus ou moins apparents, qui ont lieu entre ces trois parties, le taux du salaire vient-il à se fixer, et quels éléments influent sur lui ?

M. Beauregard, par une analyse subtile, arrive à substituer aux idées abstraites d'offre et de demande, des termes concrets et montre que le salaire se fixe d'après la résultante définitive des divers éléments suivants: 1o le rapport du produit net que l'on peut espérer du travail avec les exigences irréductibles des capitalistes et des entrepreneurs dont le concours est nécessaire à l'industrie; 2o le rapport du produit avec la quantité de places ou emplois disponibles; 3° le rapport de la population ouvrière avec ces mêmes emplois; 4o le rapport de capitaux en quête de placement avec ces mêmes emplois disponibles. M. Beauregard ajoute un cinquième élément qui intervient pour fixer le taux du salaire : l'état économique, intellectuel et moral des classes échangistes (ouvriers, capitalistes et entrepreneurs). Mais à vrai dire ce cinquième élément semble bien se confondre, suivant les cas, avec le premier, le deuxième, et le quatrième.

D'ailleurs, peu importe. M. Beauregard montre ensuite dans quel sens suivant telles circonstances, agissent ces divers rapports; mais il ne s'en tient pas à cet exposé encore trop abstrait à son gré et passe immédiatement à l'étude séparée de chacun des termes de ces rapports. Il analyse ainsi isolément les principaux faits qui influent sur le salaire : le nombre des ouvriers, et l'action que peuvent avoir sur la population ouvrière l'émigration, l'immigration et les théories malthusiennes; la qualité du travail; l'aptitude et la valeur morale des ouvriers, et les théories et l'influence des socialistes et des trades-unions; les forces naturelles qui sont des agents de travail, telles qu'une chute d'eau et une mine de houille; le capital et les suites de la thésaurisation, de l'accumulation, du gaspillage. Puis il étudie la mise en œuvre de ces forces industrielles : travail de l'homme, agents naturels, capital; il montre l'utilité qu'il y aurait à les appliquer à un moment déterminé sur un point donné, et à les rendre, dans ce but, le plus mobiles possible, et les obstacles de fait ou d'habitude que rencontre ce désir pour l'une ou l'autre de ces trois forces industrielles, etc., etc.

Après cette longue analyse qui est une des parties, à tous égards considérable, de l'ouvrage, M. Beauregard arrive au problème final: Que fautil penser du salariat, et quelle influence aura sur lui la civilisation? « La comparaison des statistiques nous ayant démontré, dit-il, que depuis 1789 le prix de la main-d'œuvre a augmenté dans des proportions considérables et qu'il s'est opéré de ce chef un rapprochement des diverses conditions dans tous les pays, il est naturel qu'on veuille savoir quel est le caractère de ce mouvement. Est-il passager, s'expliquant par la rencontre heureuse de circonstances exceptionnelles, ou bien, effet anormal

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