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des progrès de la civilisation, doit-il s'affirmer et croitre avec elle? » Or, parmi les diverses hypothèses qu'il examine, deux seulement (je n'ai pas le loisir d'exposer ses raisons) lui paraîtraient susceptibles, si elles se réalisaient, d'empêcher la hausse progressive du salaire dans une société — ceci est le postulatum en progrès. Ce seraient : 1° l'accroissement de la population plus rapide que celui de la production; 2o l'augmentation constante, sous l'influence des perfectionnements de l'outillage, de la quote-part prélevée par le capital et l'entreprise sur le produit net annuel.

Le premier danger est chimérique. Ce danger a été signalé par Malthus et surtout par ses disciples qui ont pris au propre une expres. sion mathématique employée par le maître à titre d'image seulement. D'après cette formule, la période de doublement de la population aurait été de 25 ans, et les calculs modernes les plus sûrs portent cette période pour l'Europe au moins à 80 ans. Et l'expérience révèle, d'autre part, que la civilisation entraîne avec elle justement ce moral restraint dont parlait Malthus. De ce côté donc rien à craindre. Le second point est bien plus délicat. M. Beauregard entre encore ici dans un dépouillement de statistiques et une série de raisonnements où il m'est impossible de le suivre ; je me contente de citer sa conclusion. « La tendance du salaire à absorber une part toujours plus forte du produit net se manifeste pendant les époques de calme où les inventions et l'augmentation des capitaux impriment à l'industrie un développement simplement normal. Mais cette marche régulière est interrompue par des périodes exceptionnelles : celles où l'esprit humain, recueillant tout à coup les bénéfices d'une longue incubation des idées et de recherches parfois pénibles, accomplit un progrès décisif.

« Le XIXe siècle a vu de ces périodes et nos descendants en verront aussi sans doute. Alors la demande des capitaux, subitement exaltée, permet à ceux-ci de regagner le terrain perdu et d'exiger une plus large part dans le revenu annuel. Les ouvriers n'ont pas à s'en plaindre, car l'augmentation de la production permet la hausse du salaire individuel au moment même où la part relative du salaire total diminue, et l'avance prise par les capitaux pendant ces périodes favorables est comme une réserve qui, par la suite, facilite les progrès du prix de la maind'œuvre. En résumé, par une curieuse loi d'harmonie, la tendance du salaire à absorber la plus large part des bénéfices dus aux inventions de tous genres, apparaît comme l'excitant nécessaire pour que d'autres progrès succédant aux premiers, cette tendance trouve constamment à se satisfaire ».

La classe ouvrière, conclut en terminant M. Beauregard, n'a donc pas raison dans les plaintes qu'elle formule contre le salariat. C'est là un

instrument dont elle ne sait pas apprécier la valeur. Il lui procure, aux moindres frais, la sécurité et les avances dont elle ne peut se passer, et cela, sans l'empêcher de profiter des circonstances favorables. Si, malgré cela, elle n'en est pas où elle devrait être, c'est qu'elle a été ignorante de ses vrais intérêts; elle n'a su ni se discipliner, ni épargner, ni voir que sa cause est solidaire de celle des patrons, comme ceux-ci sont, quoiqu'ils en doutent, solidaires les uns des autres. La solution de toutes les difficultés est dans l'éducation économique de cette population. Tous les autres moyens, par exemple l'emploi d'autres modes dans la répartition des produits nets du travail et du capital, outre qu'ils ont l'inconvénient de déconsidérer le salariat, ne peuvent donner de bons résultats que dans des conditions exceptionnelles, et ne les donnent encore que parce qu'ils n'ont pas supprimé les capitalistes, c'est-à-dire ceux qui risquent leur capital et qui à ce titre ont la direction de l'entreprise. Cela ne veut pas dire qu'il ne faille pas améliorer le contrat du salaire. Certains modes de payement sont supérieurs à d'autres. Le payement à la tâche, le payement déterminé, après coup, suivant la productivité du travail, bien d'autres arrangements encore ont donné d'excellents résultats et peuvent être généralisés. Là est la bonne voie. Tout le reste, surtout le recours à l'Etat sauveur, n'est qu'empirisme.

Tel est, dans ses grands traits, ce livre si consciencieux et si intéressant. J'ai le sentiment très intime, pour avoir voulu trop dire, d'avoir quelquefois supprimé les précautions et les réserves dont l'auteur entourait et atténuait certaines affirmations; comme aussi d'avoir condensé certains raisonnements qui eussent exigé plus d'ampleur. Du moins, j'espère avoir montré quelle prudence et quelle bonne foi il a apportées dans une discussion si délicate, où deux écoles également chatouilleuses guettent l'écrivain au coin de chaque question, prêtes également à le foudroyer s'il affirme et s'il nie, s'il absout et s'il condamne. Heureusement pour lui et pour nous, M. Beauregard, n'est pas un juge, il est dans ce procès, un instrument et un conseiller.

JOSEPH CHAILLEY

LA FRANCE ÉCONOMIQUE, statistique raisonnée et comparative, par M. ALF. DE FOVILLE, chef du bureau de statistique du ministère des finances, ancien président de la Société de statistique de Paris. In-18. 1887. Paris, Guillaumin et A. Colin.

M. de Foville offre au public un précis bien fait qui pourra trouver sa place sur toute table où l'on travaille.

Le public français se méfie un peu de la statistique; il lui semble qu'on

en met un peu trop partout et qu'on fait dire aux chiffres ce que l'on veut. Les statistiques mal faites ont nui à la statistique. Les gâcheurs de chiffres ont jeté quelque discrédit sur les statisticiens.

En présentant sous une forme accessible à tous des chiffres essentiels, illustrés d'explications et de justifications, l'auteur a atteint ce double but, de nous renseigner d'une façon claire et précise sur les éléments de la vie économique de la France et aussi de contribuer à réhabiliter, en en montrant l'utilité, la science où il est passé maître.

Le livre, qui a vingt-trois chapitres, embrasse successivement les divers sujets suivants : le territoire; la population et sa composition; la propriété; les industries agricoles et manufacturières; les échanges; les modes de transport; les agents économiques : postes, télégraphes, monnaie, crédit, banques, assurances, etc.; les finances nationales et locales; la richesse publique; les colonies.

Les documents relatifs à la situation présente sont complétés par des aperçus rétrospectifs et des comparaisons internationales.

Il serait à désirer que de pareils livres devinssent classiques et prissent dans l'enseignement la place de beaucoup d'ouvrages qui surchargent la mémoire des jeunes gens de connaissances inutiles.

On mettrait d'ailleurs en pratique un précepte grec, le Connais-toi toi-même de Socrate. Le conseil est bon non seulement pour les individus, mais aussi pour les nations, surtout pour celles qui veulent se gouverner elles-mêmes.

On peut être honnête homme alors qu'on ignore la date des croisades et qu'on ne soupçonne pas les beautés du jardin des racines grecques, je crains qu'on ne puisse être un citoyen bien orienté et de bon conseil si l'on n'a un fonds de connaissances précises sur la nature véritable de la société. Les futurs médecins se préparent en étudiant le corps humain, le scalpel à la main; chacun de nous, devant être peu ou prou médecin politique (chacun l'est dans un pays libre) devrait être préparé à sa mission par l'étude du corps social, faite... la statistique à la main. Les livres qui, comme la France économique, sont de petits traités d'anatomie sociale, ont le droit de réclamer la première place dans l'enseignement civique.

Nous souhaitons à cet ouvrage un assez grand succès pour que son auteur soit tenté d'en faire une édition à bon marché. Le livre est admirablement imprimé et cartonné, son prix est peut-être un peu élevé pour le budget des bibliothèques scolaires ou populaires; mais c'est une œuvre sérieuse de vulgarisation.

L'importance que nous attribuons à la statistique bien faite nous a rendu attentif aux critiques de M. de Foville, relatives à la façon dont fonctionnent en France les services de statistique. Il y a quelques réformes 15 juillet 1887.

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à tenter de ce côté. Mais que faut-il faire ? Faut-il grouper les services? Faut-il constituer une administration de la statistique, autonome comme l'est l'Imprimerie nationale, et en même temps à la disposition des autres administrations, faut-il, en un mot, créer un atelier de calculs et de graphiques?

Ce qui est certain, c'est qu'il faut recruter un personnel spécial. Tout le monde ne mord pas aux chiffres; deux bons calculateurs feraient meilleure besogne que vingt ou trente de ces employés quelconques qui encombrent les bureaux; ils feraient mieux, plus vite et à beaucoup meilleur marché; on devrait les payer bien en raison de leur valeur.

Il y a, d'autre part, quelque inconvénient à faire exécuter des travaux statistiques à des administrations où il n'y a pas de service régulièrement organisé. Au ministère de l'intérieur, chargé de la publication du dénombrement et de la situation financière, il n'y a pas de bureau technique. Aussi on y commet des erreurs qui sont comme des fautes d'orthographe. Par exemple, le chiffre des cantons est erroné, il serait de 2.871 d'après le dénombrement cité par M.de Foville; mais le document officiel donne 6 cantons au territoire de Belfort qui n'en a que 5 en réalité, le chiffre exact est donc 2.870. Une petite erreur de cette nature, qu'un amateur découvre, peut échapper à des fonctionnaires qui ont à faire face à des besognes multiples; un homme du métier, habitué à contrôler les chiffres, ne l'aurait pas laissée passer. En l'espèce l'erreur n'est pas grave, et il se trouve même que le chiffre erronné lors de la publication du document est devenu exact depuis par suite du dédoublement d'un canton, celui de Calais; nous avons signalé à qui de droit diverses erreurs de cette nature.

Il est très nécessaire que les diverses administrations puissent trouver dans leurs bureaux ou dans ceux d'administrations voisines le concours indispensable d'hommes du métier.

M. de Foville, qui regrette la dissémination des services,n'a pas nettement indiqué quelle organisation lui semblerait meilleure, il a discrẻtement élevé quelques critiques; nous avons fait écho.

La réforme des services statistiques en France n'est point d'ailleurs l'objet de son llvre. Il s'est proposé de nous donner la substance des travaux des statisticiens concernant la France et il a réussi à la présenter sous une forme claire et pas du tout indigeste. Il y a joint les aperçus rétrospectifs et les comparaisons internationales qui lui ont paru propres à éclairer son sujet; il a pensé avec raison que ce n'est qu'en rapprochant nos conditions d'existence de celles de nos ancêtres ou de celles des peuples étrangers qu'on arrive à s'en faire une idée juste.

Son livre est appelé à rendre d'importants services.

LEON ROQUET.

RAILWAY PROBLEMS, par J. S. JEANS. Longmans et Co. Londres, 1887. M. Jeans n'est pas un inconnu pour nos lecteurs. M. du Puynode leur a signalé dans le numéro de février du Journal des Economistes, l'excellente traduction faite par le colonel Baille, de la Suprématie de l'Angleterre (publiée par la librairie Guillaumin). M. Jeans s'est attaqué depuis lors à une matière singulièrement vaste, de nature à intéresser les économistes, les statisticiens, les hommes d'Etat, sans compter le public en général qui voyage ou qui expédie des marchandises par les chemins. de fer ou bien qui a placé ses économies en actions ou obligations. Sous le titre de problèmes des chemins de fer, M. Jeans nous donne les résultats d'une vaste enquête qu'il a entreprise, en vue d'étudier les conditions économiques de l'exploitation des chemins de fer dans les différents pays. Il s'occupe naturellement en première ligne de l'Angleterre, mais il passe successivement en revue les autres grands Etats européens, les Etats-Unis et les colonies anglaises.

Après un court aperçu historique, l'auteur traite du capital engagé dans les chemins de fer, du coût de la construction, des résultats obtenus par le capitaliste, de la situation légale des compagnies, des recettes brutes et nettes, des dépenses d'exploitation, de la taxation à laquelle ce genre d'entreprise est soumis, de la distribution et du coût du travail, du matériel roulant, des tarifs, du trafic des voyageurs et des marchandises au point de vue économique et financier, des chemins de fer américains, coloniaux, de l'administration des voies ferrées en Angleterre, en Ecosse, en Irlande, des voies ferrées comparées aux canaux, des devis primitifs et du coût réel, de la propriété et de l'exploitation par l'Etat, des problèmes non résolus, du coût et des conditions du trafic dans les divers pays. Cette liste est copieuse, comme l'on voit, et la tâche que M. Jeans s'est imposée pour notre instruction, immense. Il nous gratifie de plus de deux cents tableaux statistiques inédits, du moins sous la forme qu'il leur a fait prendre.

M. Jeans considère les chemins de fer comme le grand facteur de la civilisation; il en est un fanatique et il serait d'avis qu'on ne doit mettre qu'au second plan la question de la rémunération des capitaux engagés. Dans la lutte engagée à peu près partout entre les compagnies de chemins de fer et ceux qui sont mécontents d'elles, des tarifs différents, des tarifs plus élevés que dans d'autres pays, mécontentement qui se traduit par un appel à l'intervention de l'Etat, l'auteur est disposé à se prononcer contre les compagnies. Il ne lui déplairait pas que l'Etat rachetat les chemins de fer et les exploitât sur des bases moins strictement commerciales que ne s'efforcent de le faire les compagnies anglaises. Que ne peut-on fonder le tarif sur le coût du service? laisse

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