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du socialisme contemporain avaient pu entamer les couches profondes de nos populations rurales et de nos paysans propriétaires, comme à un moment donné et qui ne reviendra plus, espérons-le, elles ont remué les ouvriers, crédules et mobiles, des grands centres industriels, il n'y aurait plus en France de crédit public, il n'y aurait plus de société, pour mieux dire, et peut-être de nation même. La savante hiérarchie sociale du saint-simonisme et les bizarres conceptions de Fourier ont bien pu attirer, pour un temps, des esprits éclairés et généreux, disciples de Rousseau et de Platon son ancêtre; l'organisation du travail et la banque dupeuple séduiront des travailleurs foncièrement honnêtes pour la plupart, mais à la fois ignorants et peu satisfaits de leur sort, en partie livrés aux vicissitudes de l'industrie, aux variations de l'offre et de la demande. Pour le paysan propriétaire, ni ces théories, ni ces devises ne possédaient de sens précis ; ou plutôt elles en prenaient un très menaçant et qui résonnait comme un glas à ses oreilles. Dans sa judiciaire intéressée et inquiète, il en dégageait le dernier mot et ce subtratum était le communisme, c'est-à-dire le partage de cette terre, qu'il acquiert avec tant de peine, qu'il féconde de ses sueurs quotidiennes, dont la vue seule l'émeut, et dont la possession tient plus à son cœur que l'existence peut-être de ses enfants ou de sa femme. On sait quel effroi mêlé de haine suscita en lui la prédication socialiste, et comment cette terreur des partageux, niaisement entretenue d'une part, habilement exploitée de l'autre, finit par jeter Jacques Bonhomme dans les bras de l'homme du Deux-Décembre et de Sedan.

Michelet a comparé à un véritable culte l'attachement du paysan français au sol dont il devient propriétaire et Pierre Dupont, le chansonnier populaire, nous l'a montré ne manquant pas, le jour du repos dominical, d'aller visiter son lopin de terre :

Quand vient le repos du dimanche
Le paysan va voir son champ.
Son front vers la terre se penche,
Illuminé par le couchant.

Ce champ, c'est son bien propre, il l'a payé de ses deniers accumulés jour par jour au prix des plus grandes privations et, longtemps, dans un vieux bas ou dans la crédence de famille, avant d'être transportés chez le notaire. Il l'a défoncé à la sueur de son front, à l'aide de sa pelle et de sa pioche. En un mot, c'est sa chose et son bien propre, la chair de sa chair, pour ainsi dire, et le sang de son sang; il l'aime, redisons-nous, plus que tout au monde, plus que sa femme et ses enfants. Un tel homme n'est guère accessible aux idées révolutionnaires. Le rural, comme on dit, laisse passer sans résistance les révolutions politiques dont Paris s'est fait une spécialité; il ne s'entend, lui, ni à

défendre les constitutions, ni à les combattre, on peut changer sans qu'il se passionne pour ou contre la façade et le couronnement 'de l'édifice national. Mais le jour où ce seraient les fondateurs mêmes qui seraient menacés on aurait affaire à lui. Tel dont l'héritage ne représente pas la cent-millionnième partie de la richesse du pays, s'indignera de bonne foi, quand il entendra messieurs les collectivistes demander la nationalisation des biens. Un mathématicien voudrait lui prouver qu'il s'abuse; mais le bonhomme ne se laisserait pas convaincre et notre avis est qu'il aurait raison, car son tiens vaut mieux que les deux tu l'auras qu'on lui promet pour le grand jour de la liquidation sociale 1. »

Donc la petite propriété rurale, là même où elle change de main, constitue un élément appréciable de stabilité sociale. Ce n'est pas le seul service qu'elle est appelée à rendre au pays. Si elle n'arrête pas, elle ralentit cette immigration intérieure qui tend à dépeupler les campagnes au profit des villes. Ce mouvement en soi-même a quelque chose de logique et même de normal; il est naturel que la population urbaine forme actuellement une plus grosse part de la population totale de la France, qu'il y a cinquante ou cent ans. Mais chez nous ce courant s'est trouvé brusquement accéléré par l'action simultanée de causes très diverses, et l'on peut affirmer sans témérité que nos villages seraient plus désertés encore qu'ils ne le sont, à l'heure présente, si des milliers de paysans n'y étaient, les uns retenus à l'heure de la tentation, les autres ramenés après fortune faite ou manquée, par l'attraction persistante du foyer, qui leur est acquis à l'ombre du clocher natal. En Angleterre où le contre-poids de la petite propriété fait défaut, la population urbaine a pris de tout autres proportions qu'en France. En France, il n'y avait, en 1881, que dix villes de plus de 100.000 âmes, possédant ensemble 3.900.000 habitants (sur 37.672.000) tandis que le Royaume-Uni, à la même date, comptait 27 villes de plus de 100.000 âmes, avec une population de 9.250.000 habitants (sur 35.263.000).

Maintenant, la diffusion de la propriété et la multiplication des propriétaires exerce-t-elle une influence restrictive sur la natalité? Jadis on les accusait d'une action toute contraire; on se souvient encore des craintes de M. de Bonald signalant les redoutables effets de la pulvérisation du sol et de la célèbre phrase où, de l'autre côté de la Manche, Mac Culloch, en 1823, menaçait notre pays de devenir avant un demi-siècle la plus grande garenne de pauvres de l'Europe entière et lui réservant le privilège peu enviable « de fournir tout le reste du monde, concuremment avec l'Irlande, de fendeurs de bois et de porteurs d'eau ». On sait

1 Voir A. de Foville, le Morcellement, etc., chap. vIII.

combien cette prophétie a été trompée. En réalité, la France est le pays de l'Europe dont la population s'augmente le moins rapidement, et ce fait n'a pas laissé, dans ces derniers temps surtout, de provoquer les doléances d'un grand nombre d'économistes. Quoi qu'il en soit, la petite propriété en semble bien innocente. Le petit propriétaire qui paye au percepteur de son village 5 fr., 8 fr., 10 fr., 12 fr. d'impôt foncier, n'est pas assez haut placé dans l'échelle sociale pour que ce soit la crainte de voir ses enfants déchoir qui l'empêche d'en avoir plus d'un; et comme son immeuble ne représente en somme que les économies de quelques années de labeur, il sait que chacun de ses fils, quel qu'en soit le nombre, pourra en travaillant se conquérir tôt ou tard un logis du même genre.

C'est autre chose peut-être, s'il s'agit de la moyenne et de la grande propriété. Notre bourgeoisie montre pour des causes diverses une tendance très marquée à limiter strictement le chiffre de la natalité dans ses familles. Quant à l'aristocratie, elle n'a plus comme autrefois la ressource de placer ses cadets, garçons ou filles, dans les ordres religieux, dans le haut clergé, dans l'armée, dans la marine, dans les charges de de rejeter, en d'autres termes, leur entretien sur le dos de la société, tout en les pourvoyant eux-mêmes de postes lucratifs et d'opulentes sinécures. Aussi se montre-t-elle prudente dans ses relations conjugales et pratique-t-elle au logis les conseils de Malthus, sauf à se procurer des dédommagements au dehors.

cour,

A. F. DE FONTPERTUIS.

CORRESPONDANCE

LA CLASSIFICATION DES ÉTUDES SOCIALES POTITIQUES.

J'ai lu avec intérêt l'article de M. Baudrillart, inséré dans le dernier numéro du Journal des économistes. Il me suggère quelques réflexions. Toute classification des connaissances humaines est artificielle par nécessité; la meilleure est celle qui s'adapte le plus à la nature des choses et qui commence par distinguer avec soin la science de l'art.

La science considère les phénomènes en eux-mêmes, afin de découvrir les lois de leur développement. Elle se divise en branches diverses, selon l'objet spécial de chacune d'elles. Ainsi la physique, la chimie, etc., étudient des ordres de faits distincts, mais leurs études ont pour fin commune et unique de connaître. La science est une.

Les arts sont nombreux et présentent une masse d'études plus considérable; mais ils ont une fin tout autre que les sciences : ils cherchent directement la satisfaction des besoins humains. Ainsi l'architecture, la mécanique industrielle, l'hygiène, etc., sont des arts.

Cette distinction a été méconnue par les deux grands esprits dont M. Baudrillart a analysé les travaux et par bien d'autres, ce qui, à mon avis, vicie leurs classifications.

Nous devrions, ce me semble, en adopter une autre.

L'homme agissant volontairement voilà un sujet d'études assez distinct et séparé de tout autre. Il peut et doit faire l'objet d'une science à laquelle on donnera le nom de poliologie ou tel autre que l'on voudra.

On veut faire de cette science une partie et un prolongement de la biologie, sous prétexte qu'elle touche l'ordre de faits dont s'occupe celle-ci. Mais tout se touche dans l'univers et chacun sait que, si on voulait tout étudier à la fois, il n'y aurait pas de science possible. Dès que l'on admet la nécessité de diviser les études, je ne vois pas qu'il y ait un sujet plus nettement et plus naturellement détaché de tous les autres que l'activité volontaire de l'homme ». C'est l'objet de la science sociale.

Cette science peut être subdivisée en branches entre lesquelles on comptera l'économie politique. Celle-ci s'occupe plus spécialement de la « partie de l'activité humaine >> qui s'applique aux richesses.

La loi fondamentale sur laquelle repose l'économie politique est celle-ci : « L'homme cherche à obtenir le plus de richesses qu'il peut au prix du moindre effort possible. » Mais cette loi est celle de toute l'activité volontaire de l'homme, quel que soit l'objet vers lequel se dirigent ses désirs. D'ailleurs, lorsque l'économiste analyse la puissance productive, lorsqu'il recherche les causes de la différence des salaires dans les professions diverses, lorsqu'il étudie les causes qui font varier le chiffre de la population, lorsqu'il s'occupe de l'appropriation des richesses et notamment de l'impôt, il est forcé d'étudier la volonté de l'homme sous presque tous ses aspects, et non pas quant aux richesses seulement.

La politique, la pédagogie, la morale et le droit ne sont pas des sciences: ce sont des arts: en les étudiant, on cherche la satisfaction des besoins humains.

On objecte à cette classification que ces branches d'études sont beaucoup plus anciennes que l'économie politique et surtout que la science sociale. On ne prend pas garde que cette observation tendrait à prouver que ce sont des arts; car, dans toutes les branches du savoir humain, l'art est bien antérieur à la science. Combien de temps les hommes ontils labouré et cultivé sans connaître ni chimie agricole, ni physiologie végétale! Combien de temps ont-ils pratiqué l'hygiène et la thérapeutique avant de connaître l'anatomie et la physiologie! La notion de science et d'une étude scientifique proprement dite séparée des études d'application est un résultat récent des travaux de l'art humain, un dernier et fécond progrès de la division du travail.

Ce progrès a consisté à considérer à part, dans tous les genres de connaissances, les séries de phénomènes et les lois qui ont un caractère universel et permanent, en dehors de la volonté humaine, même lorsqu'il s'agit des actes de cette volonté. L'art, au contraire, comprend toutes les études dans lesquelles la volonté humaine est la cause et le point de départ. Ainsi, dans la science qui nous occupe, le désir est universel et permanent chez l'homme; les objets auxquels il s'applique peuvent être définis et classés, parce que, eux aussi, se rencontrent partout et toujours, tandis que les règles pour bien vivre sont affaire de choix, de plus et de moins ce sont choses d'art.

Il y a dans les études comprises sous le nom commun d'économie politique des études de science et des études d'art ou d'application. J'ai essayé de les séparer, et je crois qu'il y aurait profit à reconnaître et à maintenir cette séparation.

Je ne saurais admettre avec M. Baudrillart et d'autres économistes que la valeur limite le champ des études de l'économiste. Le genre humain a passé peut-être par une période où il n'y avait pas encore de commerce et l'existence de groupes communistes considérables est incon

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