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COMPTES RENDUS

PRÉCIS D'ANTHROPOLOGIE, par MM. A. HOVELACQUE et Dr GEORGES HERVÉ, professeurs à l'Ecole d'Anthropologie de Paris. - Paris, Adrien Delahaye et E. Lecrosnier, éditeurs, 1887; 1 vol. in-8° de x1-655 p.

Depuis 30 ans les progrès de la science anthropologique ont été constants et rapides: elle a pris possession de domaines jusque-là inexplorés; elle a profondément transformé son domaine ancien. Autrefois elle n'était considérée que comme une simple annexe de la zoologie: son champ s'est élargi; elle arrive à comprendre actuellement outre l'anatomie comparée, l'ethnographie, la linguistique, l'archéologie préhistorique. Malgré cette extension et malgré une infinité de travaux, il n'existait pour ainsi dire pas d'ouvrage susceptible de renseigner sur les éléments de cette science de l'homme. Deux professeurs de l'école d'anthropologie de Paris, MM. Hovelacque et Hervé, ont cru, avec raison, qu'il y avait là une lacune à combler et dans ce but ils ont rédigé l'ouvrage que nous tenons à signaler aux lecteurs du Journal des Économistes.

Si en effet ce Précis s'adresse principalement aux personnes qui s'adonnent aux sciences naturelles et si les développements consacrés par les savants auteurs à l'anthropologie zoologique, à l'anthropologie ethnique et préhistorique ont un caractère spécial, les économistes pourront tirer profit de la lecture des pages affectées à l'ethnographie et surtout à l'évolution ethnographique. Après avoir traité successivement de la place de l'homme dans le monde animal, de son origine, des liens de parenté qui le rattachent aux anthropoïdes actuels ou fossiles, après avoir passé en revue les caractères généraux qui distinguent les différentes races, avoir exposé l'état présent des connaissances en ce qui concerne les races préhistoriques ainsi que leur industrie et avoir enfin décrit les principaux groupes humains répandus aujourd'hui sur la surface de la terre, MM. Hovelacque et Hervé ont tenu à jeter un coup d'œil sur le développement de la civilisation dans l'ensemble de l'humanité. Les considérations dans lesquelles ils entrent à cet égard sont des plus intéressantes; à elles seules elles constituent, suivant nous, un des attraits de l'ouvrage. Les manifestations diverses de la civilisation sont étudiées avec un réel talent; les comparaisons s'éclairent d'une lumière mutuelle. Cette revue fait passer sous les yeux des lecteurs le vêtement, le tatouage, la peinture du corps, les ornementations par cicatrices et les mutilations,

la coiffure, la parure, l'habitation, l'alimentation et l'anthropophagie, l'art de produire le feu, la taille de la pierre, la poterie, le tissage, la métallurgie, l'agriculture, la domestication des animaux, le commerce, la monnaie et la fiction monétaire, la danse, la musique, les arts graphiques et plastiques, la condition de la femme, le mariage, la famille, la propriété, l'organisation sociale, la religiosité, la morale.

Le défaut de place ne nous permet pas d'analyser les développements dans lesquels entrent MM. Hovelacque et Hervé sur ces différents sujets; nous désirons cependant consacrer plus qu'une simple mention aux paragraphes consacrés à l'organisation sociale dans les temps primitifs.

Le Précis d'anthropologie nous montre, dans toutes les civilisations rudimentaires, la femme soumise aux mauvais traitements, aux fatigues et aux travaux pénibles en sa qualité d'être relativement faible, puis, à mesure que le degré de civilisation s'élève, voyant son sort s'améliorer, sans cesser d'être inférieure à l'homme; dans les hordes primitives rien ne mérite le nom de mariage; le hasard, la loi du plus fort régissent les accouplements; l'homme le plus vigoureux, s'adjugeant les femmes de son choix, met fin à la promiscuité; la femme est prise de vive force, comme butin, ou achetée de sa famille; c'est une propriété dont on a droit d'user et d'abuser. Cette propriété peut d'ailleurs être commune à plusieurs; et la polyandrie est pratiquée, çà et là, comme une coutume très avantageuse. Peu à peu le rapt arriva à être légalisé par une transaction à l'amiable et devint comme une cérémonie établissant le droit du capteur. De nos jours le mariage par simulation d'enlèvement existe encore en bien des régions, au Sénégal, dans l'Asie centrale, en Océanie. La monogamie naquit de l'égalité du nombre des femmes avec celui des hommes, et d'une constitution plus sérieuse de la famille. D'abord fictive, la monogamie devint, par la suite des temps, plus réelle; elle améliora sensiblement le sort de la femme, et tel fut évidemment son plus grand avantage. De la condition d'esclave, de servante, la femme est passée chez nous à la condition de mineure; il y a progrès; mais la justice sociale est-elle satisfaite? M. Letourneau, dans son ouvrage sur la Sociologie, soutient que là où les intérêts individuels iront en se solidarisant de plus en plus, la société s'occupera moins de règlementer le mariage, et plus de former les générations nouvelles et que les unions sexuelles tendront de plus en plus à être considérées comme des actes de la vie privée que les intéressés auront la faculté de combiner à leur guise, en observant seulement quelques règles très générales consacrées par l'expérience. La famille rudimentaire, faite du groupement plus ou moins temporaire de l'homme, de sa femme ou de ses femmes, et de leurs enfants, se retrouve de nos jours chez quelques peuples très inférieurs en évolution sociale.

La famille du clan primitif laissait la paternité fort incertaine; de là la filiation féminine, le matriarcat, avec lequel aucun doute n'est possible. sur l'origine de l'enfant. Là où le mariage prit un caractère plus étroit, là aussi, de féminine, la filiation devint masculine. Les relations de consanguinité furent précisées, et la division de la propriété familiale s'adapta aux différentes conceptions de ces rapports. Avec le progrès des mœurs on voit aujourd'hui cette adaptation menacée, au profit, il faut le reconnaître, de la généralité sociale qui est singulièrement intéressée à l'éducation physique, intellectuelle et morale des jeunes générations.

MM. Hovelacque et Hervé se sont arrêtés, et à bon droit, à l'évolution qui s'est produite quant au droit de propriété. Ils ont montré qu'à l'origine des sociétés humaines elle était partout d'ordre collectif, que le sol, acquis par le vol et par une occupation violente, était détenu non par un individu mais par la famille ou le groupe, et que l'appropriation individuelle naquit évidemment de la culture du sol qui se fractionna peu à peu, en raison du désir d'indépendance des membres de la tribu ou de la famille. La répartition usufruitière entre les familles, après avoir été périodique, devint définitive et celle-ci fit place à son tour à une répartition entre les individus eux-mêmes. On peut dire que la propriété foncière individuelle naquit de la réaction contre l'autorité excessive des chefs de famille 1.

Le Précis d'anthropologie n'a point omis de parler de l'évolution qui

1 MM. Hovelacque et Hervé ont fait à ce propos des remarques dont l'importance ne saurait être méconnue. D'après eux le mode de propriété admis aujourd'hui dans les sociétés les plus avancées en évolution laisse place à de graves iniquités. D'une part, les écarts énormes de répartition des biens immobilisent en des mains égoïstes ou inhabiles des capitaux considérables; d'autre part, faute de ressources premières, des capacités incontestables sont irrémédiablement perdues pour le développement de la civilisation. L'évolution de la propriété n'est donc point achevée; le problème consiste à assurer à tout travail sa pleine rémunération et à consolider par des mesures fiscales une richesse commune qui parera aux services publics et garantira aux impuissants, aux faibles, les facilités de la vie. Il semble, concluent les auteurs du Précis d'anthropologie, que ce résultat peut être acquis pacifiquement par une réformation complète de l'héritage: Suppression totale en ligne collatérale, élévation des droits de succession en ligne directe, et cela progressivement selon la quotité, au profit de la collectivité. Au mois de juillet dernier, la Chambre des députés a été saisie d'une proposition dans ce sens, tendant å prononcer l'exclusion des parents en ligne collatérale et l'attribution à l'État de toute succession à défaut d'héritiers en ligne directe ou de disposition testamentaire. (V. le journal la Loi, no du 14 juillet 1887.)

s'est produite dans l'organisation sociale; chez les peuples à l'état à peu près sauvage, au sud de l'Afrique et en Amérique, il n'existe ni castes, ni chefs réguliers, ni esclaves; le besoin pressant de l'«< association pour la vie » groupe plus intimement les forces individuelles; il se forme une sorte de pacte et la hiérarchie commence à s'affirmer. Inutile de dire qu'elle s'établit au profit du plus fort et du plus audacieux dont la famille recueille l'héritage. Chez les Australiens, on constate facilement les commencements d'une aristocratie et une organisation de classes. Il en est de même chez les Hottentots. L'organisation féodale, l'organisation des castes se retrouve à peu près partout, ici moins développée, plus savante et plus fixe ailleurs. Tantôt elle est assujettie à un pouvoir royal despotique; tantôt, au contraire, elle modère et refrène ce pouvoir; tantôt elle s'accommode d'un état républicain, Chez les Mélanésiens, la tribu néo-calédonienne est un véritable organisme féodal ignorant toutefois l'esclavage. Chez leurs voisins de Polynésie, les degrés sociaux sont rigoureusement définis et la caste aristocratique jouit d'un pouvoir considérable. Hiérarchie également chez les Bantous, rang social héréditaire, çà et là classes serviles. L'esclavage est à son maximum dans l'Afrique noire suséquatoriale; c'est une institution sociale, fondamentale, contre laquelle personne, pas même les esclaves, ne songe à protester. Parfois une aristocratie tempère la puissance royale : c'est le cas chez les Achantis, les Mandingues; mais souvent le pouvoir des despotes est illimité. Dans toute cette région africaine, à côté de l'aristocratie il existe des castes industrielles, forgerons, corroyeurs, etc. La plénitude de l'absolutisme s'est trouvée dans les anciennes civilisations du Mexique et du Pérou, où le chef de l'Etat était une sorte de Dieu; ce même absolutisme se voit aujourd'hui dans quelques régions de l'Indo-Chine, par exemple à Siam. De son côté, l'Inde a développé plus que tout autre contrée le système des castes dont le nombre, chez elle, est actuellement prodigieux; toute la vie sociale hindoue repose sur la distinction des castes. La Chine moderne n'est qu'une hiérarchie de lettrés, supérieure sans doute dans sa conception à la hiérarchie du sang, mais c'est encore une hiérarchie. L'Europe contemporaine se libère enfin peu à peu du joug des classes dirigeantes et elle tend manifestement à faire disparaître l'inégalité des conditions. Tant s'en faut qu'elle soit arrivée au but, et l'esprit féodal, nobiliaire, militaire règne encore dans trop de contrées, même républicaines. Mais l'évolution est indéniable et l'établissement de fédérations démocratiques, dans tout l'Occident, n'est plus qu'une question de temps. Ce qui différenciera de la vieille période anarchique le système définitif de liberté, ce sera le sentiment de la solidarité et de l'équité, la reconnaissance et l'affirmation pratique de l'« aide pour la vie ».

Le Précis de MM. Hovelacque et Hervé occupera bientôt un rang distingué dans la Bibliothèque anthropologique dont il fait partie, à côté des ouvrages de MM. Thulié, Mathias Duval et Letourneau sur la Femme, le Darwinisme et l'Evolution de la Morale. Il résume dans un excellent mais rigoureux style tout ce qui a été publié d'important relativement aux différentes parties de l'anthropologie et il donne le dernier état de la science. Sa lecture constitue une excellente préparation aux études sociologiques.

JOSEPH LEFORT.

LA FRANCE COLONIALE HISTOIRE, GÉOGRAPHIE, COMMERCE, par M. ALFRED RAMBAUD, professeur à la Faculté des lettres de Paris. Armand Colin et Cie, édit.

Si dans le dernier paragraphe, à la sept centième page de son livre, M. Rambaud n'avait pas, dans un développement plus oratoire que scientifique, laissé passer quelques bribes d'une doctrine dangereuse qu'un homme de sa valeur et dans un livre si important, n'a pas le droit de lancer à la légère, sans l'avoir pesée, précisée, expliquée, nous n'aurions donné à ce travail que de grands éloges.

M. Rambaud, qui est connu du grand public par des œuvres de haute valeur, notamment par les Origines de la Civilisation française n'a pas entrepris seul ce grand travail sur les colonies. Il en a arrêté le plan, a veillé à ce que ses collaborateurs ne sortissent pas du cadre tracé et y a joint une préface et des conclusions.

Le livre est serré, compacte, plein de faits exposés avec clarté. Grâce à la méthode adoptée, il a une grande unité, et cependant chacune des notices qui le composent, ayant été rédigée par un homme qui le plus souvent a vu par lui-même les colonies qu'il décrit, est originale et pleine de couleur locale.

Les notices sont presque toutes divisées en cinq parties: Histoire, Géographie, Ethnographie, Gouvernement et Administration, Géographie économique et Colonisation. Chacune mériterait un article spécial.

M. Foncin, inspecteur de l'Universitée a rédigé les 80 pages qui sont consacrées à l'Algérie. Sa conclusion est qu'il faut s'efforcer de rendre progressivement français tous les Algériens dans une Algérie française.

M. Jacques Tissot, qui a longtemps vécu dans l'Afrique du Nord, a rédigé l'étude sur la Tunisie. Nous ne croyons pas, dit-il, que ni la France ni aucune autre puissance ait fait dans ce siècle une conquête aussi facile et aussi fructueuse, et il rend hommage à ceux qui ont préparé et organisé cette belle colonie, qui ne serait pas française sans la ténacité de M. J. Ferry et l'habileté de M. Roustan.

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